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le poli d’une plaque de marbre. Des gouttelettes suintent sans cesse à travers les fissures des voûtes, et, çà et là, des cascatelles qui s’épanchent par les ouvertures plus larges, s’abattent, avec un bruit d’averse continue, dans de grands bassins d’eau stagnante, où pullulent des essaims de moustiques. Entre les cailloux du fond passent lentement des poissons blanchâtres et qu’on dirait aveugles. Des fientes d’oiseaux salissent le sol, coulent en traînées cireuses le long des murs. Des chauves-souris, des éperviers dont les plumes fauves ont la couleur des roches, éraflent constamment leurs ailes aux pierres du corridor. Rien que le murmure de l’eau qui s’égoutte, et, de temps en temps, le cri rauque d’un corbeau ! On se croit égaré dans un monde préhistorique. Ce lieu sinistre a l’air d’un antre de troglodytes. Et, en effet, c’est bien l’aspect sous lequel vous apparaît d’abord cette farouche Constantine : un nid d’aigles, au-dessus d’une caverne, dans une plaine tourmentée et semée de décombres, comme un champ de carnage, où se seraient battus des Titans.

Pourtant ce dur paysage s’adoucit un peu, quand on le contemple du haut du pont d’El-Kantara. Les soirs d’hiver surtout, après que le soleil s’est couché, le spectacle est admirable. On a devant soi, — pareils aux deux piliers d’un arc de triomphe, dont le cintre est rompu, — les deux grands rochers qui commandent l’entrée des gorges, celui de la Casbah et celui de l’Hôpital. Au bord du premier, une frêle balustrade penche sur l’abîme, avec un cyprès minuscule qui se découpe en noir, comme le style d’un cadran solaire. En face, un ruissellement d’or revêt tout le rocher de l’Hôpital, depuis le bois de pins qui le couronne, jusqu’au fond du ravin. À cette hauteur, un air vif vous dilate les poumons, vous allège le sang, comme si l’on y respirait des bouffées d’éther. La lumière limpide, fluide, cristalline, est d’une pureté miraculeuse, et le ciel sans vapeur a la splendeur incolore et calme du diamant. Dans le lointain, à travers l’écartement des roches comme par la baie d’un porche monumental, la campagne aride se déploie en un rutilement de cuivre. Les myrtes, les lentisques, les cactus, les aloès y éclatent, tels des ornemens de métal, et, de distance en distance, émergent de hautes efflorescences calcaires qui ressemblent à des ruines d’édifices. Tout au fond, dans le poudroiement vermeil du couchant, se dessinent, en arêtes vives, les cimes violettes des monts d’El-Kantour.