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au moins, senti le prix de cette conquête. L’esquisse flatteuse qu’elle a tracée de lui suffit à prouver le contraire[1] : « C’est un des esprits les plus complets que l’on connaisse, c’est-à-dire qui réunit à un degré très distingué les plus différentes sortes de mérites... Il a l’esprit très fin, très clair et très juste, et il joint à ces qualités une gaîté qui se communique à tous ceux avec lesquels il se trouve, une conversation facile, un caractère aimable, et une bonté dont les effets dispensent de s’informer s’il est sensible. » Ce trait final, jeté comme en passant, éclaire la pensée de Julie et nous dévoile son sentiment intime. Chaleureuse, impulsive, assoiffée de tendresse, la moindre apparence de sécheresse, de légèreté de cœur, lui cause une sorte de malaise et la glace presque à son insu. C’est le reproche que, dans le secret de son âme, elle adresse à Caraccioli, et dont il semble que plus tard elle ait reconnu l’injustice, quand l’épreuve de l’absence, cette pierre de touche des véritables affections, vint révéler le fond sérieux qui se cachait sous des dehors frivoles : « Il nous regrette du fond de l’âme, écrira-t-elle alors avec quelque surprise[2]. Sa lettre est triste et pleine d’amitié. Dites à Mme la duchesse d’Amville que l’aimable ambassadeur a plus de sensibilité qu’il n’en voulait montrer. »


Parmi tant d’étrangers qui hantèrent la maison de Mlle de Lespinasse, bien d’autres seraient à citer, qui ont marqué soit dans la société, soit même dans l’histoire de ce temps : le comte de Creutz, le comte d’Aranda, le baron de Gleichen, sans compter ce marquis de Mora qui nous occupera spécialement dans un prochain article. Dans cette galerie d’illustrations, que je ne voudrais pas allonger sans mesure, deux figures pourtant se détachent avec trop de relief pour que je puisse me dispenser de m’y arrêter au passage. C’est d’abord l’abbé Galiani, la « petite chose » chère à Mme Geoffrin et son enfant gâté, digne compatriote du marquis de Caraccioli et, pour ainsi parler, sa réduction en miniature. Si le terrible abbé se risquait, ainsi qu’il s’en vante, à « divaguer » à l’aise et à pérorer librement, la perruque de travers, jusque dans le sévère salon de la rue Saint-Honoré,

  1. Lettres inédites, publiées par M. Ch. Henry. Ce portrait, que l’auteur de la publication ci-dessus a très justement restitué à Mlle de Lespinasse, a été longtemps attribué à d’Alembert et publié dans ses Œuvres posthumes.
  2. Lettre de juin 1774, à Condorcet. — Ibid.