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— sous l’œil, pour lui seul indulgent, de la vieille maîtresse du logis, et à portée du bras, momentanément désarmé, de Burigny, son exécuteur des hautes œuvres, — quels paradoxes surprenans et quelles audacieuses bouffonneries ne devait-il pas se permettre au cours de ces réunions sans contrainte que présidait, avec une autorité si légère, Julie de Lespinasse ? Pourvu qu’il respectât la décence dans les mots, on lui passait toutes ses histoires et l’on souriait à toutes ses fantaisies ; témoin ce « souper mémorable, où, rappelle-t-il avec orgueil[1], à force d’être un monstre, je fus si aimable, où j’établis que je n’aimais que l’argent de mes amis et les lits de mes amies... Mlle de Lespinasse trouva que j’avais peut-être raison, et toute la cour du parlement philosophique décida qu’un monstre gai vaut mieux qu’un sentimental ennuyeux. »

Nulle part, d’après son témoignage, le vif Napolitain ne se sentait plus libre, mieux apprécié et plus « chez soi, » que dans le « salon cramoisi » de la rue Saint-Dominique. Aussi ce plaisant de profession a-t-il, malgré ses efforts pour gouailler, des larmes dans la voix, lorsqu’il faut dire adieu, sans esprit de retour, à la délicieuse société qui a fait, comme il dit, « le bonheur de sa vie » au cours de son séjour en France : « Je n’ai pas en le courage de prendre congé de vous. Ce sont des momens terribles, pour un cœur sensible, de se séparer pour toujours de ses amis et des personnes qu’on aime, qu’on estime et honore... Adieu, souvenez-vous de moi[2]. » Et pendant des années, du fond de son exil de Naples, — auquel il s’habitue, dit-il, « comme les diables au feu de l’enfer, » — ce sont des rappels incessans de son incomparable amie : « Que fait Mlle de Lespinasse ? Et sa chienne ? Et son perroquet ? Dit-il toujours des ordures ? Elle verra bien que je me souviens de tout son monde ! » Peut-être, en récompense de ses soupirs, lui accordera-t-elle quelquefois une pensée, « car elle est polie, honnête, a une mémoire très heureuse, beaucoup de lecture, et je suis pour elle un livre qu’elle a lu autrefois sans ennui[3]. »

  1. Lettre du 30 juin 1770. Édition Perey et Maugras.
  2. Lettre adressée à d’Alembert au moment du départ.
  3. Lettres des 28 août 1769 et 15 décembre 1770. Édition Perey et .Maugras. — Galiani conserva un même culte pour d’Alembert ; sa sincère affection perce à travers les formules bouffonnes habituelles à sa plume : « Aimez-moi, mon cher ami. lui écrit-il quatre ans après avoir quitté la France ; je le mérite par mon attachement, qui est une raison d’amour bien plus forte que la ressemblance ou le mérite égal. En effet, saint Antoine aimait son cochon, et Baronius soutient que ce cochon lui était attaché, lui sautait au col, et faisait maintes autres gentillesses par amour. Soyez mon saint Antoine 1 » (Lettre du 27 septembre 1772. Ibid.)