Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 29.djvu/402

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nom de M. Buisson pour excommunier, comme trop patriotes, la plupart des écrivains scolaires qu’il avait eus jadis pour amis et pour collaborateurs. Deux ans durant, l’ancien directeur de l’enseignement primaire a galamment donné son assentiment : il fallut deux années entières, et probablement une nouvelle évolution de sa pensée, pour que lui-même, enfin, s’étonnât de cette aventure et commençât à s’en excuser. On comprend mal M. Ferdinand Buisson si l’on ne remonte pas à la conception même qu’il se fait de la « libre pensée. » Tantôt par nature et tantôt par tactique, ce distingué spéculatif éprouve je ne sais quelle austère volupté d’homme libre à s’éloigner aujourd’hui de ses opinions d’hier, pour les caresser derechef le lendemain. Il lui est bon de sentir que ce qu’il pensait tout à l’heure ne l’enchaîne plus à présent ; entre la fixité intellectuelle et l’indépendance intellectuelle, il voit une sorte d’antinomie ; le manque d’assiette de sa doctrine lui apparaît comme un raffinement de souveraineté de son « moi » pensant, et la mue fréquente de ses idées, comme une garantie précieuse de leur sincérité successive. Si l’homme pouvait, à chaque minute de son existence, ramener son cerveau à n’être qu’une table rase, et si la vie de la pensée pouvait devenir assez fragmentaire, nous allions dire assez anarchique, pour que les actes intellectuels ne se commandassent point entre eux, l’homme serait véritablement libre, au sens où M. Buisson prend ce mot. Un tel idéal de liberté le tente et le fascine ; et, détestant pour lui-même la contrainte qui lui viendrait de son propre esprit, c’est en se targuant d’être franc et de vouloir être affranchi, qu’il laisse osciller ses opinions et ses votes entre un libéralisme naturellement soupçonneux et un jacobinisme artificiellement attendri. Soit qu’en 1868, il rêve d’un système d’instruction qui persuade aux citoyens de ne plus continuer à fournir de la chair à canon, et soit qu’il acclame, entre 1885 et 1890, l’orientation patriotique de l’école ; soit qu’en 1904, il déclare à la Chambre qu’il donnerait encore son nom, si c’était à refaire, pour le concours de la Petite République, et soit qu’en 1905, dans le Manuel général, il se décharge de toute responsabilité dans les verdicts qui suivirent ce concours[1] ; j’affirme

  1. Rapprocher le discours de M. Buisson à la Chambre des députés dans la séance du 4 mars 1901, et son article du Manuel général du 24 juin 1905, p. 293 : une confrontation des deux textes est nécessaire pour une connaissance complète et précise de ce très curieux épisode.