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jeté momentanément au creux de la vague, je me retrouve un jour porté sur le sommet. En d’autres termes, il se peut que mes sentimens affectueux (vous comprenez lesquels), refoulés maintenant, se raniment un jour plus forts que mes souvenirs, plus invincibles que mes regrets.

Sur ce point donc, mon ami, vous comprenez où j’en suis. Détaché brusquement d’un passé qui remonte à mes plus lointaines années, et qui formait un faisceau si bien lié, il me semble que j’ai reçu en mille endroits du cœur d’incalculables blessures. La passion première et dominante avait poussé des racines si profondes, que l’événement qui les a tranchées a du même coup bouleversé tout le reste. Je ne puis mieux vous exprimer que par cette métaphore un peu confuse l’état présent de mes affections. Rien n’est tué, rien ne mourra de ce doit vivre, mais il y a désarroi ; une grande déception jette toujours un grand désordre. Pour m’expliquer plus clairement, je crois m’apercevoir que tous mes souvenirs jusqu’au mois de juillet dernier, de quelque nature qu’ils soient, à quelque époque qu’ils remontent, et à quelque objet qu’ils s’adressent, ont eu le même sort, et qu’ensevelis en commun, ils ont l’énorme intérêt, mais aussi le peu de réalité de toutes les choses ensevelies. Je vous ai dit, il y a trois mois, que ma vie recommençait, et c’est vrai. Je la reprends aujourd’hui en raison de mon expérience acquise ; c’est-à-dire avec plus de sang-froid. Au lieu de dater mes souvenirs de Marennes ou de la promenade de Saint-Cloud, je les daterai du mois de juillet 1844. Il n’y a dans ce fait, mon ami, rien qui m’accuse, et rien qui me justifie ; vous auriez tort d’y voir un renoncement volontaire à ce passé dont vous faites partie. Je n’ai rien abdiqué, rien sacrifié, rien oublié ; seulement, je me trouve transporté si loin de ces époques lumineuses et sereines qui ne reviendront plus, que je les regarde à présent comme autant de périodes merveilleuses ; ce sont mes temps fabuleux. J’imagine que tout homme en a de pareils à l’origine de sa jeunesse. Le côté qui reste toujours jeune et qui fera mon désespoir jusqu’à ce qu’il fasse ma force et mon talent, c’est celui qui touche aux choses visibles et qui regarde la nature. A mesure que mon attention s’est fixée, que mon œil est devenu plus habile et mes perceptions plus nettes, les aspects qui me jetaient autrefois dans des rêveries si languissantes, et me causaient des troubles si vagues, ont pris des formes arrêtées, qui m’éblouissent et me