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cette richesse morale, au milieu de ce dénuement des meubles et de cette simplicité du lieu… n’est-ce pas notre Emile tout entier ?

Oui, cette grande chambre est bien véritablement notre sanctuaire à tous comme vous l’entendez…

Ayez confiance. Toute la vie de votre frère n’a été qu’un courageux témoignage de l’existence d’un Dieu juste et bon. Ce Dieu de sa raison et de son cœur, il l’a trouvé à l’heure où je vous parle. Votre frère, mon amie, est plus heureux que nous. Croyez, espérez, nourrissez-vous de vos regrets, mais qu’ils ne soient pas stériles ; vous vous devez à ceux qui vous entourent…

Non, le premier accès de la douleur n’est pas le moment cruel, surtout quand il excède la sensibilité. L’affreux moment, c’est la maison vide, la place de l’absent vacante pour toujours, ce témoignage à tout moment, partout répété, qu’il est bien mort, que c’est fini, fini sans retour. Pauvre cher ami !…

Quand vous irez au cimetière, portez une fleur pour moi. Emile n’approuvait pas ces superstitions, mais c’est une habitude que j’ai toujours eue pour les morts qui me sont chers…

Votre ami,

EUGENE.


Malgré l’abondante moisson de documens, notes, dessins ou études qu’il a rapportés de ce deuxième voyage en Algérie, malgré la vigoureuse sève de talent qu’il sent monter à son cerveau, Eugène Fromentin, troublé par l’insurrection de juin et par la « tyrannie domestique » qu’il lui faut subir, est tout à coup repris, au cours des vacances de 1848 à La Rochelle, d’un accès de découragement, mêlé de colère contre les siens, qui s’exaspère jusqu’au désespoir. C’est vers la seconde famille au milieu de laquelle il vit à Paris, qui le chérit à l’égal de l’autre et le comprend mieux, c’est jusqu’à du Mesnil, désormais son ami le plus cher, qu’il pousse en des lettres presque quotidiennes, véritable journal de sa captivité, un appel déchirant.


A Armand Du Mesnil.


Lafont, août 1848, vendredi soir.

Cher ami, je t’écris la mort dans l’âme, et je ferais mieux de ne pas t’écrire. Je n’ai pas même la conscience distincte du