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historien, qui voit les choses de plus loin et de plus haut, ne rabat rien des éloges que Julien se donne ainsi ; il augmenterait plutôt la valeur du service. Comme premier résultat, il y eut d’abord la joie naturelle, l’expansion des forces après la victoire : « Les cités démantelées des provinces rhénanes commencèrent à se relever ; les curies diminuées par l’absence de beaucoup de notables, prisonniers des Germains, purent se reconstituer ; l’industrie retrouva les bras qui manquaient ; il y eut, grâce au retour des captifs, de nombreux mariages ; toutes les sources de la vie sociale se rouvrirent, et des régions hier encore désolées prirent un air de fête. » Mais les efforts heureux de Julien eurent des conséquences encore plus lointaines : « Non seulement il préserva pour le moment l’Ouest de l’Empire des invasions germaniques, mais encore, en arrêtant l’élan des Barbares, et en les brisant à plusieurs reprises sous ses coups, en leur imprimant de nouveau le salutaire effroi du nom romain, il a probablement facilité à ses successeurs la défense du Rhin et des Alpes, et par là contribué pour sa part à retarder l’heure du triomphe définitif de la barbarie en Occident. » Quatre années de travaux de Julien valurent donc à la Gaule plus de cent ans de civilisation ; un tel bienfait pourrait suffire à consacrer la mémoire d’un prince. Mais même dans cette partie la plus inattaquable de sa vie et de son œuvre, Julien a été la victime d’une mauvaise chance historique tout à fait particulière.

Le flot des Barbares a fini par passer ; le résultat de ses soins a été anéanti, et lorsque, de longs siècles plus tard, est survenue une civilisation nouvelle, jamais elle n’a songé à tourner les yeux vers celui à qui elle ne devait plus rien. Bien peu d’entre nous, passant sur la montagne Sainte-Geneviève, donnent un souvenir à l’homme pensif qui y avait son palais, et qui, dans l’intervalle de ses guerres venait y reprendre les travaux interrompus de l’étudiant athénien. Il aimait Paris, « sa chère Lutèce, » comme il l’appelle dans le Misopogon, son climat tempéré, ses coteaux chargés de vignes pareilles à celles qu’enfant il avait plantées et soignées en Bithynie. Mais Paris l’a oublié, et quelques bons bourgeois qui visitent le dimanche le musée de Cluny, et à qui l’on montre, cachés sous la verdure, « les Thermes de Julien, » c’est-à-dire les quelques murailles effritées, seuls débris de l’opulente demeure du César, croient voiries restes de quelque habitation des âges préhistoriques.