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qui a attiré sur l’Empire ottoman toutes les disgrâces dont la série résume pour lui l’histoire de la « question d’Orient ; » en sorte que l’on ne saurait décider lequel est le plus à plaindre, du Russe enfermé dans sa Mer-Noire, ou du Turc chargé de l’empêcher d’en sortir.

Il faut, dit-on, qu’une porte soit ouverte ou fermée ; mais, en politique internationale, le proverbe est plus facile à formuler qu’à mettre en pratique. Il est aisé à un État puissant, maître des deux rives d’un détroit de très faible largeur, comme le Bosphore et les Dardanelles, soit d’en fermer, soit d’en ouvrir le passage à tout venant ; mais vient-il à l’ouvrir à ses amis pour le fermer à ses adversaires : voilà une source de conflits. A plus forte raison, si cet État est faible, la question du passage engendrera d’interminables querelles : comment fermera-t-il la porte à un voisin plus puissant ? et, s’il se montre incapable d’assurer la clôture, ne sera-t-il pas forcé d’accepter, — comme la Turquie a dû le faire, — une sorte de tutelle dont les autres nations se disputeront l’avantage ? Aucun code international ne règle l’ouverture ou la fermeture des détroits ; ce sont les intérêts des forts qui en décident ; or ces intérêts sont complexes, parfois contradictoires, et ils varient selon les temps et les circonstances. La Russie, par exemple, quand son influence est prépondérante à Constantinople, trouve son avantage à préconiser le principe de la fermeture des détroits : elle sait que les Dardanelles et le Bosphore pourront, le cas échéant, protéger ses côtes et ses arsenaux contre l’agression d’une flotte ennemie et qu’ils ne sauraient constituer, pour elle-même, un obstacle sérieux si elle venait à avoir besoin de faire sortir ses vaisseaux de la Mer-Noire ; le même principe peut devenir pour elle, selon les temps, une protection ou une entrave ; suivant qu’elle croit avoir besoin de la protection ou qu’elle désire s’affranchir de l’entrave, elle interprète, selon les intérêts de sa politique, les règles du droit international. De même, la Grande-Bretagne, lorsqu’elle s’est que toute-puissante à Constantinople, en a profité pour exiger la fermeture des détroits aux Russes, mais elle a pris soin de se ménager à elle-même, par quelque subterfuge, l’entrée de la Mer-Noire. Ainsi les traités ont créé un droit international, mais les grandes puissances intéressées n’en ont, en pratique, requis l’application que lorsqu’elles étaient sûres d’être elles-mêmes assez fortes pour en transgresser impunément les règles.