par là que, malgré la rupture éclatante qui partage en deux la pensée de Nietzsche musicien et qui la divise ou la retourne contre elle-même, cette pensée garde jusqu’au bout un objet et comme un pôle unique. Une force agit sur elle en un sens, puis dans le sens contraire ; mais c’est la même force, qui l’attire et la repousse tour à tour. L’évolution ou la révolution esthétique de Nietzsche s’est accomplie autour du génie de Wagner et comme dans son orbite, et pour la première fois peut-être on a, pu voir un philosophe, un métaphysicien de la musique se dévouer tout entier à la gloire, puis à la ruine d’un seul musicien.
Enfin dans cette vicissitude l’esprit ne fut pas seul engagé. Non moins qu’un drame de la pensée, la conversion de Nietzsche, ou son apostasie, fut un drame du cœur, et c’est ce qui lui donne tant d’humanité, de vie. Le sentiment s’y mêle aux idées et peut-être les y domine ; il y entre de la passion, de la douleur et des larmes. Parmi les amitiés illustres, l’histoire n’en rapporte pas une autre dont le cours ait été si beau et la fin si tragique. « Les traits qui nous sont communs, » écrivait Nietzsche de Wagner et de lui-même, « je veux dire le fait d’avoir souffert l’un et l’autre et aussi l’un par l’autre plus que ne pouvaient souffrir les hommes de ce siècle, feront qu’on rapprochera éternellement nos deux noms. »
Rapprochons-les donc une fois encore, et, revenant après
bien d’autres sur l’aventure wagnérienne de Nietzsche, essayons
à notre tour de la comprendre et de la juger.
Dans l’ordre, ou dans le monde de l’idéal, la musique est peut-être ce que Nietzsche a le plus aimé. Il l’aima la première, avant la poésie, avant même la philosophie et la métaphysique. Dès l’enfance, il fut musicien, non seulement par le goût, mais par la pratique. Familier de bonne heure avec les grands maîtres, y compris Wagner, qui l’attira tout de suite, pianiste et compositeur, il avait, dès l’âge de neuf ans, une faculté d’improvisation qu’il conserva toujours. Plus il vécut, plus il témoigna pour son art préféré d’admiration et de tendresse. « Combien peu de chose, écrit-il, suffit au bonheur ! le son d’une cornemuse. Sans la musique, la vie serait une erreur. »