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de préhistoire, et d’une lassitude qui aspire au nirvana. Oh ! ce geste terriblement nôtre, quand il passe la main sur son front, comme pour chasser la pensée, la pensée qui va naître, faire souffrir… Ou pour la rappeler, peut-être ? L’aurais-tu possédée avant nous, vieux cousin, cette sublime tracassière ? A-t-elle construit sous ton large crâne, avant de passer dans les nôtres, des philosophies, des cosmogonies, des explications de l’univers ? Nous l’as-tu léguée comme un fardeau importun ? À quel degré, à quel moment ? Réponds donc ! — Il ne répond que par le geste de sa main délicate, vieillotte, par des mouvemens qui nous mettent au défi de trouver une différence essentielle entre nous et lui. Nous ne pouvions plus nous arracher à cette visite de famille ; l’attrait mystérieux qui retient l’homme devant l’énigme des grands anthropoïdes nous immobilisait en face du jeune ancêtre. Quand nous nous éloignâmes à regret, en nous, retournant plusieurs fois, il nous suivait de son regard pensif — oui, pensif : le regard de l’aïeul qui voit des enfans peu sages partir pour les aventurés d’où il est revenu.

Kiel, Lübeck.

De Hambourg à Kiel, deux heures de chemin de fer : le chien de garde n’est pas loin de la grasse bergerie qu’il protège. La nature qui fit de l’Elbe un fleuve si propice aux flottes commerciales a réuni ici toutes les conditions souhaitables dans un refuge des flottes de guerre. On s’en convainc au premier coup d’œil jeté sur cette rade, longue de quatre kilomètres, parfaitement abritée, bien défendue au goulet, assez vaste pour recueillir de nombreuses escadres et les garer contre l’insulte d’un ennemi maître de la haute mer. Depuis quarante ans qu’elle est prussienne, la petite forteresse danoise s’est développée dans la même proportion que les ports marchands ; elle compte aujourd’hui 150 000 habitans ; elle groupe autour de sa baie l’outillage de la marine militaire, écoles, arsenaux, chantiers de construction. Ces arcanes sont invisibles pour l’étranger. Les yachts de course impériaux frôlent seuls de leurs voiles les eaux de la rade, morte et déserte le jour où je la visite : tous les navires sont sortis, jusqu’au dernier, pour aller donner dans les eaux de la Baltique, sur les côtes danoises et suédoises, une de ces représentations à grand effet que le « pilote » ne hait point. Vers le soir, deux croiseurs et un cuirassé reviennent au mouillage :