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Chacéroy eût accepté l’argent d’Hélène et l’eût reperdu ; Grâce fût devenue la maîtresse de Lechatelier. Au contraire, le suicide, d’après la convention littéraire et morale, passe pour une expiation. Il appelle la pitié. Et ainsi il permet à l’auteur de ne pas aller jusqu’aux conséquences extrêmes d’un sujet dont l’horreur apparaîtrait dans le résumé de la catastrophe finale.

Je sais bien ce que pourraient répondre, avocats dans leur propre cause, les auteurs qui tiennent pour l’emploi du suicide au théâtre. Ils nous diraient que, malgré tout, le suicide est lui-même un épisode, plus ou moins fréquent, de la réalité, et que jamais les dramaturges n’ont cru devoir s’interdire de le transporter au théâtre. Ce ne sont pas seulement les écrivains romantiques et Shakspeare et les anciens qui l’ont employé pour dénouer leurs plus sombres drames, mais nos écrivains classiques en ont fait une belle consommation. La Rodogune de Corneille se termine par le suicide de Cléopâtre. Dans Andromaque, Hermione se tue sur le corps de Pyrrhus. Dans Iphigénie, c’est Ériphyle qui se poignarde sur l’autel où Iphigénie devait être immolée. Phèdre absorbe un poison qu’elle tient de Médée. Mais les comparaisons qu’on fait de notre comédie moderne avec la tragédie classique pèchent toujours par la base, car la question est de savoir si l’éloignement dans le passé et le prestige de l’histoire ne font pas toute la différence entre le tragique et le mélodramatique. Aussi bien l’objet de la comédie de mœurs n’est pas le même que celui de la tragédie. Celle-ci doit nous montrer dans son paroxysme la passion qui en effet peut trouver sa dernière expression dans le meurtre et dans le suicide. La comédie doit nous montrer le train de la vie ordinaire, l’aboutissement normal de nos actes, la répercussion lointaine de nos fautes. Il ne faut pas qu’elle donne au « fait divers » plus d’importance et plus de fréquence qu’il n’en a véritablement. Que dans certains cas, et dans tel concours de circonstances où il jaillit du sujet même, le dénouement par le suicide en vaille un autre, cela n’est pas impossible. La plupart du temps, il n’est qu’un expédient. C’est, en art comme dans la réalité, un coup de désespoir ; c’est l’aveu d’impuissance et la dernière ressource du dramaturge embarrassé de conclure.


RENE DOUMIC.