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Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/834

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Sa voix était si basse, si changée qu’Ahès sentit une ombre passer sur sa joie. Et Rhuys pensait que, si elle demeurait là, toutes les forces humaines ne l’empêcheraient pas de dire : « Fuyons ! »

— Quelles belles journées ! reprit-elle. Les sangliers et les loups tombaient en hécatombes. Quoique l’épieu soit trop lourd pour moi, mes flèches n’en manquaient pas un seul. Combien en ai-je tué ? J’avais gardé le compte pour te le dire. Mais j’ai oublié. J’ai tout oublié dans la lumière du retour.

Elle riait de tout le bonheur qui était en elle et qu’elle lui apportait. Elle s’était bien promis de ne lui dire la grande surprise qu’à la fin. Mais il semblait triste ; et déjà elle n’y tenait plus :

— Avant tout, laisse-moi t’annoncer la bonne nouvelle. Tu n’as plus que quelques jours à passer ici. J’ai obtenu qu’on avançât les fêtes de l’anniversaire de ma naissance. Le roi est meilleur que jamais. J’ai sa parole. Il me donnera tout ce que je lui demanderai. Rhuys, plus que des jours !

Il répéta : « Plus que des jours ! » Et Ahès ne vit pas qu’il tremblait.

— Je ne regrette pas de partir encore demain, dit-elle. Nous irons dans ton pays, d’abord, après les fêtes de nos noces. Ne crains rien. Tu te battras. Tu partiras. Je ne diminuerai pas ta vie, puis, quand tu voudras revenir vers cette terre où tu m’as connue, je te montrerai la solitude que j’ai choisie pour nous deux. C’est là-bas, vers le sud, dans un endroit inexploré encore, et inhabité. J’irai là, demain, pour prendre patience. Mais je le connais bien. Souvent j’ai pensé : « Si j’ai un foyer à moi, c’est là que je le poserai. » Figure-toi de très hautes falaises et une mer qui, même par les temps calmes, a des remous de tempête. L’ombre des vieilles forêts descend jusque sur la grève. Il y a dans tous les creux de roches des nids de goélands. A certains jours leurs plumes tombent en une neige fine. L’Océan bondit dans les vieilles grottes avec une voix si profonde que l’on se croirait dans une vie plus large, plus puissante… Nous y serons tout seuls, Rhuys.

Et elle souriait à son rêve, sans s’étonner qu’il ne parlât pas, un peu surprise seulement d’avoir tant de douceur à tout dire, sans trouble, sans angoisse. Comme si déjà sa mission de femme commençait : verser son cœur, tout le long de la vie, à la façon