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sauve comme le furent les deux Thierry ou bien un François Lenormant. Nos lettrés protègent mal certains cas de leur ressort. Ah ! quel succès nous ferions au Voyage en Morée, s’il nous arrivait d’Allemagne !

Si j’étais un jeune étudiant, je présenterais à la Sorbonne une thèse sur la vie et l’œuvre de Buchon ; si j’étais un maître, je reprendrais sa tâche. M’aidant des travaux de Hopf, de Mas Latrie, de Schlumberger et de Morel-Fatio, j’essaierais de faire voir nos terriens de Champagne et de Bourgogne et ceux de Provence aussi, tels qu’ils débarquèrent, sans sulfate de quinine, dans le golfe de Patras… Ce rivage du débarquement, le matin que je le parcourus, était éblouissant de bleu, d’or et de neige. La région n’est pas belle au sens d’un touriste ; mais on y cultive la vigne et l’on y peut chevaucher ; elle dut plaire à nos compatriotes. Leur forteresse de Chlemoutzi, sur un cône au milieu d’une chaîne assez longue en bordure de la mer, maintient sur le paysage un vigoureux témoignage de leur extraordinaire aventure… Ils venaient de bâtir Notre-Dame et se trouvaient en présence du Parthénon. Ils ressuscitaient ces Agamemnon, ces Ajax, ces Achille qui se croisèrent contre Troie. Et beaucoup d’entre eux étaient des troubadours assez pareils à ceux qui firent les poèmes d’Homère. Ils apportaient une religion française, une langue française, des lois et des habitudes françaises et venaient disputer la Grèce aux Byzantins. Deux brillantes fantaisies se heurtent sur un sol, d’où perpétuellement émane une divine influence.

Il serait beau d’écrire cette chevauchée pour qu’elle soit un livre national, un exemple significatif de toute notre histoire, car l’énergie qui fit déborder, au xiiie siècle, la France sur l’Orient réapparaît, exactement pareille, au début du XIXe. La force qui assembla ces pierres grecques écussonnées aux armes de France, c’est un chant spontané qui s’élève toujours des âmes guerrières de chez nous. L’esprit des guerres de la Révolution et celui des Croisades sont faits d’une même foi sincère, d’un même amour de la gloire, d’un même goût des aventures. C’est toujours nous qui, d’un pareil élan, libérons les opprimés et proclamons les droits de l’homme. Et, jadis comme hier, nos plus hardis chevaliers ne se présentent pas en maîtres farouches ; leurs harangues, jointes aux agrémens de leurs personnes, contribuent à leur réussite ; ils fondent des royaumes avec leurs