Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 31.djvu/393

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

grelin, éparpiller toute la drome. On n’a que le temps de se porter au secours des percheurs qui coulent…

Mais l’endurance de ces hommes est incroyable. Tout trempés encore par la pluie et l’embrun, le pantalon retroussé jusqu’aux cuisses, la vareuse de laine brune plaquée sur le corps, ils chantent à tue-tête, s’interpellent d’une drome à l’autre en riant. La nuit tombe ; les phares ont levé leurs stores et sur la mer, au loin, d’autres lumières répondent à leurs lumières.

— Les torches des dromes, m’explique M. R…

Elles approchent, fument, crépitent, éparpillent des gerbes d’étincelles sur l’eau noire. À leurs clartés fuligineuses, les rudes silhouettes des percheurs, semblables à des dieux marins, se découpent fantastiquement… Une brusque secousse : la drome a touché. On jette une amarre aux percheurs, qui l’attachent aux grelins de la drome, sautent sur la grève et halent au sec leur fardeau. Calée avec de grosses pierres, la lourde meule de fucus peut braver désormais les retours offensifs de la vague et du vent : le berz est terminé…

J’ai quitté Port-la-Chaîne dans la nuit, et je suis revenu à mon auberge de Pleubian par les petits chemins de traverse, tout sonores du claquement de sabots des goémoneurs attardés. On fait la « réaction » comme on peut, et cette galopade éperdue est encore le meilleur des préventifs contre la menaçante pleurésie. De grands feux luisent partout aux carreaux des fermes. Dans mon auberge même, la cuisine, encombrée de femmes et d’hommes qui arrivent de la coupe, est tout illuminée par les hautes flammes du foyer. Une énorme marmite, pleine d’une succulente soupe au blonek, attend les moissonneurs des deux sexes. Déjà les servantes s’empressent, coupent les lèches de pain, garnissent les écuelles ; le cidre, l’eau-de-vie couleront ce soir à pleins brocs. C’est la frairie, la bombance réparatrice des fatigues de la journée. J’en fais compliment à mon hôtesse.

— Ah ! cela n’est rien, me dit-elle. Si vous aviez vu les soirs de berz avant la loi de 1873 ! De vrais « pardons » d’hiver, monsieur ! On buvait et on dansait jusqu’à l’aube. Il y avait tant de monde ! À Lanmodez, où ma mère tenait une petite ferme de 14 à 15 journaux, elle faisait venir, pour l’aider, quatre-vingts personnes de l’intérieur. Et les dromes d’alors !… Celles que vous avez vues à Port-la-Chaîne sont des amusettes en comparaison. Moi qui vous parle, j’ai compté à Lanmodez jusqu’à vingt per-