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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 31.djvu/795

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Il rendait pleine justice aux efforts qui se faisaient en France depuis Mme de Staël pour initier les Français à la connaissance de la littérature allemande, il suivait d’un œil bienveillant les travaux de nos critiques. Seulement, comme il avait beaucoup d’esprit, du plus fin et du plus caustique, il ne pouvait s’empêcher de souligner les bévues que commettaient encore quelques-uns de nos compatriotes en parlant de l’Allemagne. Dans un grand journal de Paris, un écrivain célèbre, ayant voulu commenter un passage du Guillaume Tell de Schiller, avait pris un nom de choses pour un nom de montagne. On en riait quelques semaines plus tard lorsque j’arrivai en Prusse. On s’égayait aussi de la désinvolture avec laquelle le même personnage, venu pour faire une série de conférences à Berlin, avait annoncé le premier jour qu’il parlerait du mariage en France, puis du mariage en Angleterre, et enfin du mariage en Allemagne qu’il étudierait dans l’intervalle, dans l’espace un peu limité d’une quinzaine de jours. Je n’étais pas fâché de recevoir en passant des avertissemens de ce genre qui m’apprenaient avec quelle attention les étrangers suivaient nos travaux, que de précautions il fallait prendre pour ne pas leur prêter à rire.

Aucun projet de travail définitif ne se précisait encore dans ma pensée. Cependant je me sentais attiré vers le plus vaste et le plus beau de tous les sujets, l’étude de Shakspeare. Un des moyens d’apprendre l’anglais et l’allemand qui me réussissait le mieux était d’écouter les acteurs. Presque toutes les soirées que je passais à l’étranger, je les passais au théâtre, afin de me familiariser avec tous les détails de la prononciation. A Dresde, à Leipzig, à Berlin comme à Londres et à Edimbourg, j’avais partout entendu jouer les pièces de Shakspeare. Les Allemands surtout les jouaient avec une conscience admirable, avec un respect absolu du texte, sans se permettre les suppressions et les modifications dont l’usage s’est introduit en Angleterre. Plus je me familiarisais avec le drame shakspearien, plus j’en saisissais la variété, la souplesse et l’étendue. Quoiqu’il eût déjà été très étudié en France, il me semblait que tout n’avait pas été dit par Guizot, par Villemain, par Philarète Chastes. Nous ne connaissions d’ailleurs que très superficiellement les nombreux travaux que la critique allemande consacrait à ce grand sujet. Je commençais à croire qu’il serait peut-être possible de le renouveler tout entier, lorsqu’une circonstance imprévue m’y décida.