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Son tombeau dut être commencé aussitôt[1], et la statue dont nous parlons ne saurait être fort postérieure à 1394.

Voilà un des plus anciens exemples d’un réalisme funèbre dont les grands siècles du moyen âge n’eurent aucune idée.

En 1402, mourut à Avignon le cardinal Lagrange. Il avait voulu avoir deux tombeaux : un pour sa chair à Amiens, un autre pour ses os à Avignon. Il ne subsiste du tombeau d’Avignon que quelques fragmens : un des plus intéressans est un bas-relief qui représente un cadavre[2]. C’est le cardinal Lagrange lui-même, desséché, momifié, pareil à Guillaume de Harcigny. Mais ici le mort parle. Nous lisons sur une banderole les rudes paroles qu’il nous adresse en latin : « Malheureux, quelle raison as-tu d’être orgueilleux ? Tu n’es que cendre, et tu seras bientôt comme moi un cadavre fétide, pâture des vers. »

Ainsi, c’est au temps de Charles VI, à ce moment décisif où l’art abandonne presque toutes ses vieilles traditions, que le cadavre apparaît dans sa repoussante laideur.

L’étude des manuscrits conduit aux mêmes conclusions. C’est aux environs de 1400 que la Mort commence à inspirer les artistes. Avant cette date je n’en rencontre que quelques images timides, sans vérité, et d’où ne se dégage aucun effroi. Mais vers 1400 un miniaturiste inconnu enlumina l’admirable livre d’Heures de la famille de Rohan[3]. C’était une imagination puissante et sombre. La mort l’épouvante et l’attire. Huit fois de suite il a exprimé ses dégoûts et ses terreurs. On voit d’abord un convoi funèbre et des moines qui prient autour du cercueil. Puis les fossoyeurs creusent la fosse dans une vieille église et font jaillir à chaque coup de pioche les os des anciens morts. Mais voici maintenant des scènes mystérieuses et terribles. Le mourant est dans son lit, sa femme et son fils l’entourent, lui tiennent les mains, voudraient le retenir. Mais lui, figé d’horreur, regarde une chose qu’il est seul à voir, — une grande momie noire qui vient d’entrer et qui porte un cercueil sur son épaule. Plus loin, un cercueil est posé sur un tréteau au milieu d’un cloître : soudain, le couvercle s’ouvre de lui-même et l’on voit apparaître la face livide du mort. Ailleurs, le mort,

  1. Il avait fait des legs considérables à la ville de Laon, qui le considérait comme un de ses bienfaiteurs.
  2. Au Musée Calvet à Avignon.
  3. Bibl. nat., manuscrit latin 9471.