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Le patriciat romain de l’époque donnait aux jeunes filles une éducation très soignée, une culture toute raffinée : elles parlaient et écrivaient le grec comme s’il eût été leur langue maternelle. Les interlocuteurs que Macrobe, au Ve siècle, fait dialoguer entre eux dans ses Saturnales étaient des maîtres excellens pour les choses de l’esprit ; au contact de ces causeurs, des pensées féminines devaient se délier et s’épanouir… Et puis un jour venait où ces femmes et ces jeunes filles, maîtrisées et comme enveloppées par les séductions de la foi nouvelle, s’arrachaient à la vie d’épicurisme intellectuel et vouaient au service de l’Église toutes les ressources de leur culture, toutes les richesses de leur érudition, toute l’acuité de leur élégante dialectique. Vainement l’empereur Julien, projetant contre la liberté même de la science un coup de force d’une audacieuse grandeur, prétendait-il condamner les chrétiens à l’ignorance de tout ce qu’avant eux on avait écrit et pensé : lors même que la prolongation de son règne eût perpétué cet ostracisme, le coup de force aurait échoué. Il aurait échoué parce que dans chaque famille patricienne des femmes chrétiennes auraient continué de s’assimiler le vieux fonds d’expérience humaine que les lettres antiques recelaient et de le mettre en contact et en rapport avec cet autre fonds d’expériences, plus modernes, plus profondes, que leurs âmes croyantes aimaient à s’assimiler comme un apport divin. Mise au ban des écoles, exclue de tout moyen d’instruction, l’Église aurait pu laisser passer l’orage : l’éducation littéraire que recevaient les chrétiennes du patriciat, et dont ensuite, humiliées et zélées, elles apportaient à l’Église les dépouilles, aurait suffi pour renouer les liens entre la « barbarie » des chrétiens et la vie intellectuelle de l’humanité ; le monde, pour une fois, — le monde, avec ses pompes et ses œuvres, — aurait vengé le Christ et l’aurait servi.

Victorieuse de Julien, l’Église s’occupa, tout de suite, de discipliner ces intelligences de grandes dames, et de les intéresser activement à l’éclosion d’une littérature religieuse ; et la correspondance de saint Jérôme demeure un témoignage instructif des impulsions qu’elles donnaient à la science chrétienne, et des appels incessans qu’à son tour la science chrétienne leur adressait. Elles furent intimement associées au gigantesque labeur par lequel saint Jérôme conquit pour les Livres Saints le respect attentif du dilettantisme profane. Jusque-là, on ne connaissait la Bible que par des traductions latines, défectueuses et rudes, dues à des plumes médiocres ;