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Ils voyaient bien, dans le lointain, la ligne de la terre formant la chaîne des Alpes, mais tout près d’eux ce n’était que le ciel et la mer, et plus proche de leur cœur que le charme des paysages de plaine, des forêts et des montagnes, étaient les fines couleurs, éternellement changeantes, des vagues et des nuages. Et comme tout art (l’art, cette seconde nature créée par l’homme, dit Grimm quelque part) n’est qu’un reflet de ce qui remplit l’âme de l’homme, ainsi la peinture qui naissait alors à Venise, méprisant les lignes fermes des Romains et des Florentins, faisait parler son âme à travers la noble splendeur des couleurs où se mirait la reine de l’Adriatique... Ce qu’est la musique à la poésie, l’art du Titien l’est à celui de Raphaël et de Michel-Ange ; comme la vie à Venise était une musique, à côté du bruit de Rome et des rues de Florence. Là-bas la course, le galop des chevaux, le traînement du sabre et l’alarme ; ici des gondoles qui glissent, comme des hirondelles qui pépient, à travers les canaux de Venise... Comme l’Arétin devant un coucher du soleil, à Venise, on voudrait s’écrier : « Titien, Titien, où es-tu, pour nous peindre ce ciel et cet air !... » Les Romains et les Florentins n’ont pas ce sens du paysage. Ils ne l’aiment pas. Leur dur soleil leur montre la lumière trop crue, les ombres trop durement découpées. Il manque à leur atmosphère le léger et transparent brouillard complice, qui apaise la lumière et conserve à l’ombre sa couleur... Leur peinture, elle-même, semble vouloir sculpter.


En vérité, Taine a-t-il jamais mieux dit, et a-t-on jamais mieux parlé de l’Italie ? De même, devant l’Aurore du tombeau des Médicis, qu’il regarde comme le symbole et le chef-d’œuvre de la sculpture moderne, — « toute une symphonie de Beethoven gît dans cette statue, » — H. Grimm nous donne une leçon magistrale sur l’opposition, sur la différence absolue d’ « être, » et de nature, entre l’art moderne et l’art antique. Avec lui nous comprenons mieux que jamais auparavant, cette éducation innée de l’œil chez les anciens, due au spectacle continuel du nu, et ce « canon » du beau, cette divinisation du modèle humain, que le monde antique portait dans sa tête. « Il y a des rides, des plis de la peau, des affaissemens ou des renflemens de chair que Michel-Ange a sculptés et que jamais les Grecs n’auraient taillés dans la pierre... Aussi, comme ce calme du monde antique nous paraît froid aujourd’hui ! L’angoisse intérieure, le désaccord des aspirations de l’âme et de la réalité, les anciens ne l’ont jamais connu. »


Une immense espérance a traversé la terre,
Malgré nous, vers le ciel il faut lever les yeux.