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droit au géant de la pensée, et de la pensée allemande. Ce fut durant l’hiver de 1874 à 1875, qu’il donna à Berlin ces conférences inoubliables sur Gœthe, qui firent époque, et qui attiraient au pied de sa chaire un nombre inusité d’auditeurs, comme chez nous, en Sorbonne, certaines années où le philosophe Caro parlait. De ces conférences est sorti son livre sur Gœthe, sa seconde œuvre maîtresse.

C’est vraiment dans cet ouvrage qu’Hermann Grimm s’est mis tout entier. Gœthe l’avait toujours attiré. Son premier travail publié est la traduction de l’Essai d’Emerson, sur « Gœthe écrivain (1837). » Mieux qu’en Michel-Ange encore, il avait trouvé là le modèle où mesurer la hauteur de sa critique. Ce n’était plus tout un temps, toute une époque fameuse à faire revivre autour d’une figure colossale, mais c’était un homme complet, véritablement grand entre tous, dont il voulait dresser la statue devant son peuple ; un des types les plus complets que l’humanité ait produits : un génie, en qui s’est résumée pendant un demi-siècle la pensée et la poésie allemandes, qu’il domine, encore aujourd’hui, de toute sa hauteur. Le critique apparaît, ici, comme l’introducteur d’un souverain spirituel, d’un roi de la pensée ; presque comme le prophète de ce dieu de l’Olympe. « Gœthe est le plus grand de tous ceux de langue allemande ; et je veux être son prophète ! » tel est le cri du cœur qu’on croit entendre échapper à H. Grimm, dès le début de ses conférences. Et, en effet, il a bien mis là dedans, dans son livre sur Gœthe, « tout ce que nous entendons, tout ce nous comprenons sous ce seul mot : Gœthe. » — ce Gœthe a agi sur la nature intellectuelle de l’Allemagne comme un formidable phénomène naturel aurait agi sur sa nature physique... Nos mines de charbon nous parlent d’un temps de chaleurs tropicales, où les palmiers croissaient chez nous. Nos cavernes, d’une période glaciaire, où les rennes couraient dans nos forêts... Notre sol a passé par de formidables bouleversemens physiques. Gœthe a agi, dans l’atmosphère spirituelle de l’Allemagne, comme un de ces bouleversemens de notre globe... Gœthe a créé notre langue et notre littérature. Avant lui, le marché intellectuel du monde ne nous connaissait pas. » Et H. Grimm rappelle, avec amertume, le temps où Frédéric le Grand passait, et se vantait de passer à Paris pour un auteur français ; et où Voltaire, dans l’article Langues de l’Encyclopédie, parlant des qualités littéraires des différentes langues d’Europe, ne mentionnait même pas l’allemand...