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pères spirituels de leur peuple, c’est que leur peuple n’était pas né avant eux à la vie spirituelle. D’autres peuples ont eu leurs grands hommes quand ils étaient déjà mûrs pour prendre conscience d’eux-mêmes en ceux-ci. Victor Hugo a été l’écho sonore de la France, sans être obligé de lui apprendre à parler, comme Gœthe apprit sa langue à l’Allemagne. H. Grimm reconnaît lui-même cette part du ciel dans la vie de son grand homme, quand il dit quelque part : « Il vint toujours à l’heure propice, et l’heure propice dura pour lui autant qu’elle peut durer pour un mortel. »

Dira-t-on, maintenant, que Gœthe fut une grande âme ? Il serait temps de répondre à H. Grimm, et à d’autres, qu’en dehors de l’Allemagne, — et même là, — on ne le pense pas. Les démagogues passionnés de 1830, au temps de la Jeune Allemagne naissante, comme Louis Borne, n’ont peut-être pas compris l’attitude olympienne du poète sur sa « tour d’ivoire, » quand ils lui ont jeté ce cri de leur cœur blessé : « Tu n’as jamais élevé la voix en faveur de ton peuple ! Tu n’as jamais eu un pauvre petit mot pour les souffrances de ton peuple ! » Mais c’est Börne lui-même qui, se détournant de l’ironie mauvaise d’un Henri Heine, disait dans une lettre intime publiée après sa mort[1] : « Heine n’a pas d’âme. Je sais bien que c’est là une chose que les hommes ordinaires ont, et des hommes plus considérables n’ont pas. L’âme, c’est difficile à dire, mais c’est quelque chose d’invisible, qui commence derrière ce qui est visible, derrière le cœur, derrière l’esprit, derrière la beauté, et sans lequel le cœur, l’esprit, la beauté ne sont rien... » On peut faire comprendre à tout le monde, à ceux que la religion n’éclaire pas, ce que c’est que l’âme, en leur disant qu’elle n’est rien autre chose, en définitive, que la position que prend chacun de nous en face du problème de l’être, et comme tout homme a une démarche physique bien à lui, l’âme n’est que la démarche intérieure de notre être, la façon dont nous regardons, quand nous les regardons en face, le ciel, la vie, l’amour, la mort. Et puisque nous n’avons pas plus, ici, à étudier Gœthe que Michel-Ange, à propos de leur critique, nous ne prendrons dans l’ouvrage d’H. Grimm, et dans la vie de Gœthe, qu’un de ces sommets où se montre à nu une âme : l’amour.

Tous les amours de Gœthe, jusqu’à son mariage, ne furent que

  1. Jugement de L. Börne, sur H. Heine. Paysages inédits des Lettres de Paris, (Fcf. 1840).