Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 33.djvu/293

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à son mariage. Le dîner terminé, nous causâmes. Je leur démontrai ce qu’il y avait d’impratique, de compromettant pour le bon sens et surtout pour l’avenir dans les chimères qu’on leur prêchait. Je mis une telle passion d’amitié dans mes paroles qu’à chaque instant, Gambetta m’interrompait en agitant sa main devant ma bouche et s’écriait : « Orateur ! orateur ! — Il ne s’agit pas d’éloquence, répondis-je, je vous parle avec une conviction profonde, en quelque sorte en prophète ; rappelez-vous mes paroles : vos déclamations folles vous acquerront la faveur de la plèbe, et vous gagnerez autant de popularité que moi d’impopularité. Je ne me fais pas illusion ; vous me vaincrez, mais, un jour éloigné ou prochain, quand vous aurez les affaires en main, votre premier acte devra être de désavouer les promesses auxquelles vous aurez dû le succès. Harcelés par d’autres qui les reprendront, vous serez rejetés à votre tour par ce qu’on appelle le peuple. Seulement vous aurez accompli auparavant un certain nombre d’actes iniques et funestes. Moi, je préfère n’en accomplir aucun et m’arrêter au premier pas. » Ils accueillirent affectueusement ce langage affectueux, mais n’en tinrent aucun compte. Nous nous séparâmes en nous serrant la main, et ce fut notre dernière conversation. Après tout, leur calcul n’était pas mauvais. Dans un pays comme le nôtre, c’est la folie qui pousse en haut, c’est le désaveu de cette folie qui y maintient ; votre déraison vous a valu l’applaudissement des insensés, votre désaveu vous acquiert l’admiration des sages ; on a donc tout à gagner à débuter par la folie.,

En me quittant, et même plus tard en me combattant, les nouveaux irréconciliables continuèrent à lutter contre le résidu des hommes de 1848, de ces hommes qui maudissaient les commissions mixtes après avoir inventé les transportations et les fusillades sans jugement, qui n’avaient su ni concevoir une bonne constitution, ni défendre la mauvaise par eux fabriquée, ni empêcher le coup d’État, ni s’y résigner, hommes tout en façade, honnêtes, mais d’esprit étroit et stérile, dont on ne pouvait attendre aucune initiative féconde. Les Irréconciliables n’entendirent pas se confondre avec eux ; ils voulurent agir d’eux-mêmes : conduire, non être conduits. De telle sorte que le vieux parti ne profita pas de notre séparation. Moi-même j’y perdis plus qu’ils n’y gagnèrent. A peu près réduit à mes propres forces, je ne pus retrouver ailleurs les facilités et l’expansion qu’eût assurées à mon œuvre le concours de ces jeunes lutteurs doués de talens si variés.