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V

L’Empire libéral n’était pas en veine de chances heureuses. Il perdit prématurément Walewski comme il avait perdu Morny. Walewski était arrivé dans un hôtel de Strasbourg avec sa femme malade ; il l’avait portée dans ses bras en haut d’un escalier ; et soudain il avait appelé sa fille en criant : « Un verre d’eau, vite ! un médecin. » On s’était précipité, on l’avait trouvé mort sur le parquet. Il était atteint d’une affection au cœur, et l’effort physique qu’il venait de faire avait provoqué la rupture d’un vaisseau (23 septembre 1868). Thiers s’exprimait en termes excellens sur cet homme droit, sûr, éclairé. Il écrivit à notre amie commune, la princesse Julie Bonaparte : « Voilà donc notre pauvre ami Walewski mort d’une apoplexie foudroyante ! J’ai appris cette triste nouvelle hier au soir et j’en ai été saisi. Si jeune, si plein de vie encore ! Sa pauvre femme fait une grande perte, car ils sont sans fortune, grâce à une vertu et à un défaut, la probité et le manque d’ordre. L’Empire fait une perte aussi, et plus grande qu’on ne le croit. Walewski n’avait pas l’épée des gens civils, c’est-à-dire la parole, mais il était fin, sensé, modéré surtout ; sans être libéral, il était capable de donner d’excellens conseils. Il en avait en effet donné de très bons. Il était peu instruit, pas du tout même, mais il avait appris à connaître l’Europe, et la jugeait bien. Lui seul la connaissait dans le gouvernement. L’Empereur a perdu non le plus spirituel, mais le plus sensé de ses ministres. Walewski avait eu un malheur, c’était d’ambitionner une position pour laquelle il n’était pas fait, celle de la présidence du Corps législatif, où il faut ce qu’il n’avait pas, du coup de langue, et où un bavard sans esprit, ne sachant pas ce qui lui manque, a plus d’assurance qu’un homme d’esprit, qui craint de n’en pas avoir assez. J’avais passé ma jeunesse avec ce pauvre Walewski et je vous assure que je le regrette bien vivement. Dites-le à sa veuve, à laquelle je n’ose pas écrire, n’ayant jamais eu de relations avec elle. A mon âge, la vie est un bois, où un terrible bûcheron abat les arbres autour de vous, et où, à chaque instant, on les entend tomber sous les coups répétés d’une hache inflexible. Il faut être