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XVIIIe siècle que de ne pas comprendre que le principe d’examen fut uniquement pour les philosophes un instrument nécessaire à l’élaboration, à la vulgarisation, et à la réalisation de leurs idées. » Et, en effet, « le XVIIIe siècle n’est pas venu aboutir, comme on le prétend, à un pur criticisme, à une pure négation ; mais il s’est résumé dans une doctrine positive et virtuellement organique, la doctrine de la perfectibilité. Les bases de cette doctrine avaient été largement jetées en France dès le commencement du XVIIIe siècle. À la fin de ce siècle, Turgot et Condorcet en furent les principaux formulateurs ; et, dans ces derniers temps, Saint-Simon fit, au nom de cette doctrine, appel à l’avenir. » La Révolution française elle-même, « si dogmatique, si croyante, » pourrait nous servir à illustrer cette vérité, savoir, que « la formule finale du XVIIIe siècle, n’est ni le rationalisme, ni l’incrédulité, mais la foi au progrès. »

À l’égard du Rationalisme, — comme on le peut deviner par ces citations, — Pierre Leroux entretenait un double grief : ni la raison d’un chacun, prétendait-il, ne saurait se passer du consentement des raisons voisines, ni la raison toute seule ne saurait étreindre, en sa complexité mystérieuse, le problème de la certitude et de la foi. « Le problème posé par le Rationalisme, écrit-il, n’était pas bien posé. Le problème de la philosophie n’est pas de constituer la raison individuelle de chaque homme, indépendamment de toute condition de temps et d’époque, et dans une ère absolue ; mais de constituer et d’organiser la raison collective de l’Humanité vivante. Le Rationalisme est la prétention d’élever l’individualisme à la certitude et à la vie, ce qui est contradictoire dans les termes. »

Notre auteur s’emploie courageusement à dissiper cette longue illusion. Écoutons-le, puisque aussi bien nous ne saurions mieux dire : « Il est une loi divine d’ordre et de succession à laquelle les plus grands individus, les plus libres penseurs sont soumis, et qui est telle qu’à un point de vue ils ne sont qu’effet, tandis qu’à un autre point de vue ils sont cause. Aussi quand on veut juger un homme, un philosophe, il faut prendre du champ et de l’espace, et non seulement le placer dans l’époque où il a paru, mais le mettre en rapport avec les intelligences qui l’ont précédé et celles qui l’ont suivi, afin de le voir, pour ainsi dire, en place et en situation… Vit-on jamais penseur plus indépendant en apparence