Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 33.djvu/91

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

composition, au gré de sa mémoire, et de l’abondance de son cœur, nous dit ce que fut Mélanie. Beaucoup d’hagiographes ont le défaut de ne point « situer » leurs personnages : on dirait que les sachant déjà installés au ciel, ils jugent inutile de reconstituer le cadre terrestre de leur vie, Gerontius échappe à cet inconvénient : le détail précis qui instruit, le détail pittoresque qui amuse, séduisent et retiennent sa plume. L’histoire raconte que, sur le tard, le bon moine devint hérétique : à force de combattre le nestorianisme, ainsi que l’avait fait sa vénérable protectrice, son orthodoxie dévala jusqu’à l’erreur inverse ; il vieillit et mourut monophysite. Mais dans sa biographie de sainte Mélanie, on ne saisit encore aucun indice de cette ennuyeuse évolution : nous n’avons point affaire à un écrit de controverse, mais aux Mémoires d’un témoin qui honora Mélanie vivante, et qui prie Mélanie défunte.

Dans l’ensemble, la vie de la sainte était connue : on savait que, née dans le dernier quart du quatrième siècle, elle appartenait, ainsi que son mari Pinianus, à cette famille des Valerii dans laquelle le christianisme fit d’assez bonne heure des conquêtes ; que tous deux, une fois maîtres de leurs biens immenses, adoptèrent une vie continente et pauvre, qu’ils l’inaugurèrent dans la banlieue de Rome, la continuèrent en Afrique auprès de saint Augustin, à Alexandrie auprès de saint Cyrille, et finalement en Palestine ; et qu’après un long séjour à Jérusalem, Mélanie y mourut, moniale et supérieure de moniales. Mais ce qu’on ne discernait qu’imparfaitement avant la publication de l’écrit de Gerontius, et ce qui pourtant intéresse à beaucoup d’égards l’histoire générale de l’époque, c’était d’abord en quoi consistait cette opulence dont Mélanie s’était détachée ; c’était ensuite au prix de quelles difficultés et grâce à quel coup d’État du pouvoir impérial contre le pouvoir sénatorial elle avait pu réaliser ses projets de dépouillement, et c’était enfin comment elle avait profité du prestige qu’accordait à l’intelligence féminine l’opinion chrétienne du temps, pour jouer avec éclat un rôle d’apôtre, de controversiste, volontiers dirions-nous de mère de l’Église.


II

Les historiens des quatrième et cinquième siècles attribuent à certaines familles patriciennes une extraordinaire opulence.