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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 34.djvu/542

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de manière que ce départ sera forcément renvoyé à l’année prochaine. Le livre n’est pas terminé ; viendra la censure, qui sûrement ne sera pas aussi expéditive qu’on le croit[1]. Le tems s’écoulera, l’hiver viendra, et le moment de s’embarquer sera passé. J’éprouve à cette idée un plaisir mêlé d’inquiétude.

Ecrivez-moi bientôt. Je ne puis vous demander un plus grand plaisir


XXII

J’ai été bien longtemps sans vous répondre, cher Prosper, et cela m’étonne. J’ai un tel plaisir à vous écrire et à recevoir de vos lettres que je ne devrais Jamais être coupable d’une telle négligence. L’entreprise que j’ai faite depuis six semaines de mettre en ordre et de faire copier dans quelques volumes tout ce que j’avais écrit depuis que je me suis mis à penser, m’a fort occupé. Elle avait un côté triste, comme le passé l’est toujours. Toutes ces esquisses, commencées et continuées dans des circonstances si différentes, ces manuscrits dépositaires de tant d’espérances qui ont été trompées, et les changemens successifs qu’ils ont subis, changemens qui tous attestent une marche opposée à celle sur laquelle on croyait pouvoir compter, m’ont jeté dans un découragement dont j’ai souvent eu peine à me relever. J’en suis pourtant venu à bout, et comme ce sont toujours nos défauts et nos petitesses qui nous consolent du mal que nous fait la bonne partie de nous-mêmes, parce qu’elle n’est pas à sa place dans ce monde, j’ai eu, au milieu de ma mélancolie, un certain plaisir minutieux à voir l’ordre dans lequel j’avais rangé mes

  1. Les éditeurs, de par le décret impérial 1810, devaient soumettre avant l’impression, chaque manuscrit à la censure. L’autorisation donnée, l’ouvrage n’était pas, pour cela, garanti contre l’interdiction, qui pouvait toujours être prononcée. L’éditeur de-Mme de Staël soumit à la censure l’œuvre qui lui avait été confiée, puis, sans attendre une décision que Mme de Staël et lui préjugeaient favorable, il en avait commencé la composition. Le 23 septembre, Mme de Staël corrigeait sa dernière épreuve, et, deux jours plus tard, avant tout avis de la censure, on apprenait que le magasin de Nicole venait d’être fermé par la police, et cinq mille exemplaires de l’Allemagne confisqués. Mme de Staël recevait, en même temps, l’ordre de quitter la France, dans les vingt-quatre heures, pour les États-Unis ou Coppet. La saison ne permettait point un départ pour l’Amérique, Mme de Staël dut rentrer à Coppet. Le manuscrit de l’Allemagne put échapper à la destruction prescrite. M. le baron de Corbigny, préfet du Loir-et-Cher, s’étant contenté d’une mauvaise copie, remise pendant que l’on déposait, en lieu sûr, le manuscrit, ce procédé courtois lui coûta sa préfecture.