Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 34.djvu/544

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nature dans l’homme. L’expérience a créé l’esprit qui est déjà quelque chose de moins naturel. L’esprit a tué l’âme, et affaibli l’empire des sens. Maintenant l’esprit se tue lui-même. Il ne nous en reste déjà plus que ce qu’il faut pour nous faire attacher plus de prix au repos qu’à tout, ce qui est assez bien raisonné, quand on n’attache de prix à rien. Si vous examinez bien les hommes de cette époque, vous verrez qu’ils ne craignent presque plus la douleur, et c’est peut-être la cause de la bravoure qui est si commune. Ils n’aiment plus la vie. Ils ne s’aiment pour ainsi dire presque plus eux-mêmes. Ils aiment encore le plaisir parce que cela ne tient à rien, n’a ni passé ni avenir, n’exige aucune suite, aucun enchaînement d’idées, rien de durable, rien qui assujettisse ou qui engage au delà du moment. Encore sacrifient-ils le plaisir sans beaucoup de regret. Or, je le demande, que deviendra l’espèce humaine, quand elle ne craindra plus la douleur, ne recherchera plus le plaisir, et n’aimera plus la vie, et cela sans aucun enthousiasme qui tienne lieu de tous ces désirs et de toutes ces craintes ? Elle deviendra une espèce mécanique, qui agira nécessairement d’une manière prévue dans chaque circonstance donnée : et je trouve que ce caractère se fait déjà remarquer. Chacun fait dans chaque circonstance ce que tout le monde ferait dans la même. Peuples, individus, n’importe, on peut mettre les noms dans un sac, tirer au hasard, le nom, l’action et le discours, et être sûr que tout ira de même, la position étant donnée. Ce qu’on veut éviter, ce n’est pas la douleur, ce n’est pas la mort, c’est la fatigue de la lutte, et l’excès de l’affaiblissement moral mène à un résultat pareil à l’extérieur à la résignation religieuse. Le dedans diffère, parce que la résignation est de la vie et que notre disposition est du néant.

Je m’aperçois qu’en voilà bien long en galimatias métaphysique. Je m’en remets à votre esprit que j’estime plus que tous les esprits à moi connus, pour tirer de cette longue et confuse digression quelque chose de net. Si vous y pensez bien, je crois que vous trouverez de la vérité au fond.

J’espère que l’ouvrage sur l’Allemagne va paraître. Aucun obstacle ne s’annonce et la très grande partie est déjà censurée. Il est vrai qu’il n’y a rien qui puisse mériter la moindre observation, et je n’ai jamais vu d’ouvrage aussi purement littéraire.

Adieu, cher Prosper, donnez-moi de vos nouvelles. Actuellement que j’ai fini de mettre en ordre toutes mes œuvres, je ne