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à l’attachement que vous devez inspirer, beaucoup aussi à votre indulgence pour les petites choses de la vie. J’espère donc pour vous, non pas comme on me l’écrit, que, dans la solitude de Napoléon, vous formerez et façonnerez à vos goûts la personne que vous épousez, mais que vous trouverez du plaisir au plaisir que ses goûts innocens lui donneront, même quand ces goûts ne seraient pas les vôtres. Je ne sais si je me trompe : mais je vous crois, en certaines choses, un peu de ma nature, et quoique beaucoup plus jeune, je n’imagine guère que vous puissiez avoir des jouissances vives pour votre compte seul. Votre regard a creusé trop avant dans toutes les choses : mais vous jouirez du bonheur que vous donnerez et de celui que vous laisserez avoir sous votre protection et sous vos auspices. Le bonheur des autres, surtout celui qui va de lui-même et auquel il ne faut pas travailler, est comme un air frais ou un bain d’eau pure qui caresse agréablement sans pénétrer bien au fond. Cela ne guérit pas les maladies sérieuses de l’âme ; mais cela fait du bien, ou adoucit le mal, en montrant du contentement et du calme, qui ont une contagion bienfaisante comme le mécontentement et l’agitation ont une contagion funeste.

Je suis ici dans un bain, attendant une partie de la famille de ma femme qui doit nous y rejoindre. Il n’y a guère ici que des malades qui y viennent pour se guérir, et des soldats, qui en partent pour aller se faire tuer ; ces derniers sont les plus sûrs de leur fait. Jamais l’Europe n’eut l’air aussi enrégimentée, §i j’additionne ceux que je vois en uniforme ; les recrues qui ont un bonnet de soldat, en attendant qu’ils en aient l’habit ; et les déserteurs qui ont une sorte de froc, comme les capucins, je suis sûr qu’ils forment un nombre quadruple de ceux qui n’ont rien qui tienne comme costume ou comme châtiment à l’état militaire. La conscription, dit-on, est plus sincère ici qu’en France. Comme l’on est arrivé à ceci sans passer par l’égalité, les privilèges qui ont survécu ont fait peser cette obligation d’autant plus lourdement sur les non-privilégiés. Le seul amusement qu’il y ait c’est une assez bonne troupe de comédiens, mais qui ne donne aucune tragédie, mais des drames d’une époque assez reculée du théâtre allemand, c’est-à-dire de ceux qu’on représentait il y a une vingtaine d’années, avant ce qu’on nomme à Genève la nouvelle école, et dont on nous donne la traduction sur les boulevards. Seulement l’Allemand vaut mieux