Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 34.djvu/549

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que le Français, et les comédiens allemands, du moins ceux-ci, sont fort supérieurs à nos acteurs du boulevard ou même de la province. Hier on nous a donné un drame le plus comique du monde, quoiqu’il fût destiné à émouvoir. Il était intitulé pièce militaire. En effet, c’était un vieillard condamné à mort pour espionnage dans une île assiégée. Mais le commandant de l’île en nommant un tribunal pour le juger, ne parlait aux juges que de la douceur qu’il y aurait pour eux à l’absoudre. Les juges pleuraient et plusieurs juraient que, fût-il coupable, ils ne le condamneraient pas. Cependant il était condamné. Alors le président du tribunal venait dans la prison pour le faire évader. Le geôlier lui remettait les clefs. Le gouverneur arrivait pour dire aux autres qu’il avait deviné ce qu’ils projetaient et que, pour ne pas les en empêcher, il allait faire une petite absence. Les sentinelles servaient de guide au fugitif. Enfin, c’étaient tous des agneaux en uniforme. Un seul pauvre diable d’officier qui, rencontrant le fugitif dans la rue, croyait qu’on ne l’avait pas condamné pour le laisser échapper, et le ramenait, était traité d’homme abominable, et se mettait à pleurer comme les autres, sur l’horreur de son action. Enfin, pour tout finir, l’innocence de l’accusé était reconnue, devinez comment ? Par une lettre du général ennemi qui, ayant appris qu’on allait le pendre, attestait qu’il n’était pas un espion, et promettait de se retirer et de lever le siège, parce qu’il ne voulait devoir aucun succès à la mort d’un innocent. Tout allait à merveille et on récompensait de plus le commandant, les officiers, les geôliers, tous ceux qui avaient travaillé à l’évasion. Vous conviendrez que c’est un paradis terrestre que cette garnison-là. Ajoutez-y trois femmes qui, ayant toutes trois des droits à une fortune immense, portent chacune dans leur poche la donation qu’elles s’en font réciproquement, deux amoureuses qui se disputent à qui fera épouser son amant à sa rivale, l’une d’entre elles qui se jette à genoux et qui dit à Dieu : « Je ne te demande qu’une grâce, c’est de me faire retrouver celle qui doit me réduire à la mendicité et m’enlever l’homme que j’adore. » Puis le père qui veut mourir pour le fils, le fils pour le père, la mère pour la fille, la fille pour sa mère, son amant et le père de son amant, chaque amoureuse pour sa rivale, un ami pour l’amant et la maîtresse, le commandant de la place pour son major, le domestique pour son maître, et jusqu’au geôlier pour tout le monde. C’est à qui courra le plus vite