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longtemps me satisfaire, impuissant et vague qu’il est, lorsqu’il est abandonné à ses propres forces. J’ai vu l’homme incrédule se précipitant dans la magie. J’ai vu l’homme fatigué de l’incrédulité et ne pouvant mettre à sa place que l’extase, un enthousiasme sans frein, et des exagérations d’autant plus incurables qu’elles partaient du raisonnement, et marchaient méthodiquement à la folie. J’ai vu la raison dans toute sa pompe et dans toute sa faiblesse, le résultat de quatre siècles de méditations n’être d’abord que le chaos, puis une ordonnance fantastique et arbitraire, l’homme parvenant à tout détruire et hors d’état de rien rétablir, et succombant enfin sous tant d’évidences irrésistibles, j’ai vu Dieu rendant à l’homme non seulement la religion, mais la raison même.

Depuis que je me suis franchement avoué ces vérités, je ne sais quelle simplicité merveilleuse s’est répandue sur mon ouvrage. Ma route si incertaine pendant tant d’années, s’est tout à coup présentée à moi, claire et unie. J’ai vu toutes mes idées se ranger dans un ordre que tous mes efforts n’avaient jusqu’alors pu découvrir. J’ai vu les grandes énigmes se résoudre.

La philosophie allemande me sert beaucoup, quoiqu’elle ne marche pas dans une direction parfaitement analogue à la mienne. Elle marche dans le sens dont je me suis écarté, mais qui suit pourtant une ligne parallèle. Ce n’est pas cette étroite et cynique philosophie, qui, dans Voltaire, nous fesait naître entre l’urine et la matière fécale, dans Helvétius ne nous distinguait des chevaux que par les mains, dans Diderot voulait étrangler le dernier prêtre avec les boyaux du dernier roi, et dans Cabanis définissait la pensée une sécrétion du cerveau. C’est une philosophie un peu vague, mais respectant tout ce qui est religieux, retrouvant la religion dans tout ce qui est bon, et s’agitant seulement dans ses tentatives pour généraliser ses idées, et placer la divinité dans tout, afin de parvenir à un résultat plus séduisant par son universalité apparente. Comme détails, cette philosophie est infiniment précieuse. Les Allemands ont une conscience littéraire qui ne leur permet de négliger et de déguiser aucun fait : et leur imagination abonde en rapprochemens, tantôt ingénieux, tantôt touchans. Je suis occupé dans ce moment à l’esquisse de mon dernier livre, la dégénération et la naissance, la mort par la civilisation, la vie redescendant du ciel sur la terre.