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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 34.djvu/558

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qu’annoncée dès longtemps par son âge et par ses infirmités, m’avait jeté dans un état de découragement qui me rendait incapable de toute occupation volontaire. Il y a dans ce genre de perte tant de causes de souffrance, tant de souvenirs qui tous deviennent pénibles, les uns dans un sens, les autres dans le sens opposé, il y a d’ailleurs dans mon âme tant de disposition à l’abattement, que je suis encore bien peu propre à causer avec mes amis. Cependant je tâche de me relever encore de cet éternel et fatigant combat contre la vie, et je vous écris pour recourir à l’espèce de distraction la plus propre à écarter de moi pour quelques momens les pensées qui me poursuivent et qui m’oppressent.

J’ai lu Mme du Deffant[1], triste et sévère lecture, sous une forme frivole et amusante au premier coup d’œil ; mais on est tout surpris, après s’être diverti en la lisant, de voir, dans son propre cœur, le même vide et la même misère dont elle fait une description d’autant plus frappante qu’elle n’y attache pas même une grande importance, et qu’elle paraît presque aussi détachée d’elle-même que des autres. M. Walpole me paraît un homme d’esprit, mais avec des bornes assez étroites et dur d’autant plus inexcusablement que c’est par une faiblesse égoïste que rien ne relève.

Je vais essayer de me remettre à mon Polythéisme que l’état de mon âme m’a obligé d’interrompre depuis quelques semaines. Je ne fais pas de la bibliothèque de Göttingue tout l’usage que je voudrais. J’ai rassemblé tant de matériaux, à diverses, époques et souvent dans des sens différens, suivant les modifications successives de mes opinions, qu’il faut de toute nécessité que je les mette en ordre, avant de profiter des nouvelles richesses qui s’offrent à moi. Il y a des momens où je suis effrayé de l’espèce de chaos qui se renouvelle de tems à autre, lorsque je lève une des écluses, et que deux à trois mille notes viennent se jeter au milieu de ce que j’ai déjà composé. L’expérience me rassure un peu, j’ai vu plus d’une fois quand j’avais rassemblé tous les matériaux, un ordre subit s’y introduire, et tous les fragmens se ranger presque d’eux-mêmes à leur place. Cette entreprise m’a décidé à prolonger mon séjour ici. J’ai fait mon établissement pour tout l’été. C’est beaucoup, dans ce tems, qu’un avenir de

  1. Les lettres de la marquise du Deffand à Horace Walpole de 1766 à 1780 et à Voltaire de 1759 à 1775, venaient d’être publiées à Londres en 1810 par miss Berry