Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 34.djvu/559

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

six mois, j’admire la force de l’habitude qui fait encore croire à l’avenir. Comme tout sert à la puissance. Comme elle profite de ce qu’elle détruit !

Notre amie a encore éprouvé un chagrin. On lui refuse les passeports si longtems promis pour l’Amérique, et son voyage paraît impossible. J’en suis triste, car elle avait besoin de fixer son imagination sur ce projet, qu’elle n’aurait d’ailleurs exécuté de sa vie.

Juliette est-elle toujours à Châlons ? Je voulais lui écrire, je ne l’ai pas fait. Quand on a beaucoup de peine soi-même, on est peu propre à consoler les autres. A présent, que j’ai tant tardé, je trouve qu’il n’est plus tems. Je voudrais néanmoins savoir de ses nouvelles. Je trouve que nous ressemblons à des fourmis dont on a submergé la fourmilière. On voit de côté et d’autre de pauvres bêtes s’accrochant où elles peuvent, et occupées à se sécher. Mon Dieu ! que le fond de mon âme est abymé !

Hochet me doit une réponse depuis assez longtems. J’ai su de ses nouvelles par Villers qui, ne sachant pas s’il est compris dans le décret sur les Français, au service étranger, s’était adressé à lui pour cette affaire qui le tourmente et l’intéresse beaucoup. Hochet lui a répondu trois lignes qui ne décident rien, et lui a fait ensuite une page et demie sur son bonheur conjugal et paternel. Je me reproche cette plaisanterie, car, dans la même lettre, Hochet dit sur moi mille choses obligeantes.

Villers est en tout dans une situation assez pénible. D’abord il s’ennuie prodigieusement. Il s’est cru beaucoup plus allemand qu’il ne l’est ; et, comme il le dit lui-même, il était fait pour expliquer l’Allemagne aux Français, et il se trouve que c’est à présent aux Allemands qu’il explique la France. Heureusement pour lui, il a toujours vécu avec une excellente mais un peu lourde Allemande, n’ayant de l’esprit qu’en ligne droite, et voyant plus loin que son nez, mais pas à côté, de sorte qu’il a pris l’habitude de n’être compris qu’après s’être commenté lui-même. Avec cela, il s’ennuie, il trouve sa carrière peu convenable pour lui, sa fortune est très réduite et très incertaine, sa santé est mauvaise. Son sentiment auquel il a fait tant de sacrifices et qui lui impose encore une conduite très belle, mais qui n’est plus je crois un plaisir de mouvement, enlace sa vie sans la remplir. Il est mécontent du climat, du genre de vie, de son logement, de sa nourriture, de la conversation, du présent, de l’avenir. Vous ne