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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 34.djvu/565

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A propos de professeur, il faut que je vous raconte un trait de désintéressement ou plutôt d’insouciance sur la fortune qui m’a fort frappé. Le célèbre Heyne[1], qui vient de mourir, il y a huit jours, après cinquante ans de travaux utiles et une très belle carrière, a cru toute la fortune de sa femme anéantie par des mesures financières qui viennent d’être prises ici. Il en a été assez affligé, parce que ces choses-là affligent toujours, et il son est plaint à ses connaissances. Tout d’un coup il s’est trouvé que sa femme n’avait pas un sol placé sur l’Etat, que tout son bien était ailleurs, et qu’elle ne perd rien, de sorte qu’il est prouvé que ce vieux savant ignorait jusqu’à la nature de sa fortune et n’en jugeait que par ouï-dire sans avoir jamais pris la peine de s’en informer. C’était un objet de 120 000 francs. Nos savans français sont plus avisés.

Adieu, cher Prosper. Si je m’en croyais, je causerais encore, car je ne vois jamais de raison de finir avec vous ni de commencer avec les autres. Mais il y a un terme à tout. Je vous embrasse et vous prie de me répondre bientôt.


XXXII


Göttingue, août 1812.

J’ai voulu attendre pour vous répondre, cher Prosper, que je susse quelque chose de mon retour et de notre réunion, sur laquelle vous me montrez des doutes, qu’heureusement je ne partage pas. Il est certain que, depuis que j’ai mis toute ma vie dans un ouvrage, dont les progrès sont pour moi une occupation animée, qui m’empêche de regarder ce qui se passe autour de moi, je supporte sans peine une demeure, où je suis privé d’ailleurs de tous les agrémens que j’avais l’habitude de croire nécessaires et même de ceux que vous supposez les remplacer. Car quand vous me parlez de la conversation d’hommes instruits, et plongés dans une existence idéale, on voit bien que vous ne connaissez pas Göttingue. Il y a de ces hommes sans doute, mais leur existence est tellement idéale, qu’ils ne la communiquent point. Ils ne causent jamais d’aucune idée. Quand ils se réunissent, ce qui est rare, c’est pour oublier tout ce qui les occupe, comme Malebranche montait à cheval sur un bâton. Ils ne

  1. Christian-Gottlob Heyne, philologue et archéologue allemand (1729-1812).