Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 34.djvu/643

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ce qu’on pourrait faire de mieux serait de les fusiller. Nourris depuis si longtemps d’exécrables alimens, ils exhalent une telle odeur qu’on ne peut les approcher de dix pas et que deux ou trois de ces malheureux suffisent pour rendre une maison inhabitable.

« La multitude infinie des cadavres a donné de justes soucis au gouvernement qui a pris le parti de les faire brûler. Mais il faut des forêts pour cette opération qui avance cependant. Je crains encore plus le contact des vivans. Déjà, de plusieurs côtés se sont déclarées des maladies d’un genre très mauvais. Dieu veuille qu’au printemps nous échappions à quelque funeste épidémie.

« Voilà donc la fin de cette misérable expédition qui devait river les fers de tous les esclaves, et leur donner pour collègues le reste des hommes libres du continent. En moins de trois mois, nous avons vu se compléter la perte d’un demi-million d’hommes, de quinze cents pièces d’artillerie, de sept à huit mille officiers et de trésors incalculables. Les Français ont perdu tout ce qu’ils avaient apporté et tout ce qu’ils voulaient emporter. On m’a nommé un régiment de Cosaques dont chaque soldat avait pour sa part quatre-vingt-quatre ducats.

« Buonaparte, au passage de la Bérézina, n’eut pas plutôt mis le pied sur la rive droite qu’il ordonna de brûler le pont. On lui fit remarquer tout ce qu’il laissait de l’autre côté, vingt mille hommes environ et tous les bagages. Il répondit :

« — Que m’importent ces crapauds ? Qu’ils se tirent d’affaire comme ils voudront.

« Votre maître, mon cher comte, n’aurait pas trouvé cette phrase, mais c’est qu’il n’entend pas le style souverain comme cet envoyé du ciel. Vous me dites sans doute depuis plus d’une demi-heure : — Pourquoi ne l’a-t-on pas pris ? A cela je ne sais que répondre. Il y a eu à cet égard des plaintes particulières et quelques observateurs ont prétendu de plus que les Russes en général non mai abastanza esaltati per il valore sont cependant, du côté de la tactique, inférieurs à leurs rivaux non gelés. Quoi qu’il en soit, mon cher comte, jouissons avec des transports de reconnaissance d’une campagne miraculeuse sans nous permettre de penser à ce qu’on aurait pu faire de plus. Napoléon emmène tous ses maréchaux. Je vous avais trompé sur la mort de Poniatowski et sur celle de Ney. Mais vous savez que ces sortes d’inconvéniens