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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 34.djvu/813

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si ce n’est sous la forme d’une traduction allemande. Trois de ses comédies, l’Extravagant, le Mariage rompu, l’Enfant gâté, sont écrites en vers. La dernière fut présentée aux comédiens du Théâtre-Français et rejetée par eux. Cette condamnation ne serait pas sans appel, mais M. Godet qui a lu ces manuscrits et dont l’appréciation, en bien comme en mal, est toujours motivée, nous en rend un compte peu favorable. Les comédies en prose paraissent un peu meilleures, surtout l’Émigré et l’Inconsolable qui sont un tableau des mœurs de l’émigration. Il y a, notamment, des conversations piquantes dans l’Émigré. Mais une conversation n’est pas une scène, et cinquante pages de dialogue, fussent-elles semées de mots spirituels, ne constituent pas une pièce de théâtre ; il y faut une action qui marche et qui justifie le développement des caractères. Pour réussir, la plus humble farce et la plus belle tragédie doivent observer cette loi. C’est de quoi Mme de Charrière semble ne s’être jamais avisée. Sauf erreur et autant que je puis en juger par les extraits que nous offre M. Godet, le style de ses comédies est un peu plus apprêté, a des allures moins aisées que celui de ses lettres et de ses romans. Or c’est le style qui fait le grand charme, l’originalité distinctive de Mme de Charrière. Nous la trouvons véritablement là où sa phrase se calque sur sa pensée, traduit sans effort son émotion, c’est-à-dire dans ses lettres et dans ses romans qui, d’ailleurs, sont encore des lettres.

Ces romans ou, comme elle disait, ces anecdotes forment, à ce qu’il me paraît, deux séries qui se distinguent nettement l’une de l’autre et par la date et par le caractère. Le groupe des romans romanesques, écrits de 1784 à 1786, comprend les Lettres Neuchâteloises, Mistress Henley, les Lettres de Lausanne et la suite de ces lettres qui est Caliste. Les romans de la seconde série ont été composés de 1792 à 1802, mais on doit y rattacher les deux petits apologues politiques. Bien Né et Aiglonette et Insinuante, dont j’ai déjà dit un mot, ainsi que le Noble, cette satire sociale où elle avait jeté ses malices de jeune fille émancipée. Dans la première série, elle conte pour conter ; dans la seconde, elle conte pour prouver quelque chose. Tout de même on sent qu’il y avait déjà des intentions philosophiques dans ses premiers récits ; les derniers gardent, çà et là, quelque chose des grâces narratives et des facultés d’analyse dont étaient pleins leurs devanciers.