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ne nous plaignons-nous pas que M. Godet ait rempli fort adroitement avec la chronique de Neuchâtel ces douze premières années de la vie de Mme de Charrière au Pontet, ces douze années ou elle se dérobe un peu à notre curiosité. D’abord elle dut se répéter tous les jours à elle-même qu’un mari bonhomme et mathématicien était bien son héros et qu’elle était vraiment née pour la vie rustique. Puis elle dut s’avouer son erreur. Puis... Ici nous nous heurtons à un mystère et c’est une des bonnes fortunes du livre dont nous nous occupons d’avoir posé l’énigme sans la résoudre. M. Godet a un nom sur les lèvres, mais ne le prononce pas. « L’amant inconnu : » il désigne ainsi l’homme auquel Mme de Charrière, à l’apogée de sa puissance d’aimer, s’attacha passionnément, de toute l’impétuosité d’une jeunesse longtemps refoulée et d’autant plus âpre à l’amour qu’elle allait finir. Tout ce que nous savons, c’est qu’elle le rencontra dans la haute société de Genève, où elle passa plusieurs hivers. Son nom, croit-on deviner, nous est familier, parce que l’un des siens l’a illustré. Si nos fils sont aussi insatiables de ces investigations psychologiques que nous l’avons été, ils retrouveront peut-être quelque part un paquet de lettres jaunies qui leur permettra d’écrire le nom de l’amant inconnu et d’exhumer toute cette douloureuse aventure. D’ici là laissons à la pauvre femme le bienfait posthume, la douceur de cette ombre où s’enveloppe sa plus cruelle déception.

Cet homme s’éloigna d’elle pour se marier ; elle alla dévorer sa douleur à Chexbres, dans un site qu’elle déclarait le plus beau du monde et où le spectacle de la nature paraît avoir été sa meilleure consolation. Elle trouva aussi une étrange distraction en donnant des leçons de géographie aux bons paysans de Chexbres, à l’aide d’un globe à demi cassé que son vieil ami, M. de Saïgas, lui avait envoyé de Lausanne. M. de Charrière respecta sa solitude et son chagrin dont il ne pouvait ignorer la cause. Il lui écrivait des lettres pleines d’une tendre et discrète commisération dont on ne saurait dire si elles sont admirables ou ridicules. Il lui avait promis, surtout il s’était promis à lui-même, de la laisser libre et tenait parole.

Après ces premières heures où le chagrin de la femme trahie semble avoir pris la forme d’une sauvage et misanthropique amertume, elle se calma, reprit avec la possession d’elle-même ce ton railleur et légèrement hautain qui est la note du temps,