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de Mme de Charrière... » voilà ce que disent, sans hésiter, tous les dictionnaires de biographie politique ou littéraire. M. Godet ne l’entend pas ainsi et, n’étant pas de l’avis de Sainte-Beuve, ne croit pas devoir imiter son abstention. C’est pourquoi il déchire tous les voiles et aborde franchement la question. Quelles sont ses raisons pour croire à l’innocence de cette liaison ? La première est une dénégation formelle de Benjamin Constant, exprimée dans le « cahier rouge, » qui contient ses souvenirs intimes dont Sainte-Beuve n’a jamais eu connaissance. On dira peut-être qu’un galant homme, en pareil cas, a le droit et, jusqu’à un certain point, le devoir de mentir ; que l’aveu d’avoir trompé un homme auquel il avait des obligations pécuniaires eût été extrêmement disgracieux. Considérations vraies, en général, mais qui s’appliquent mal au cas particulier dont nous nous occupons. Lorsque Constant écrivait ces lignes, vers le soir de sa vie, il savait que ni Mme de Charrière, ni son mari, ni ses belles-sœurs ne les liraient jamais et que la famille s’éteignait avec eux. Or qu’importait au reste du monde ? Quant à lui, il n’était pas homme à se ménager, à s’embellir. Les cyniques mélancoliques, comme lui, ne prennent pas la plume pour faire de fausses confidences à la postérité. Ou ils ne disent rien, ou ils disent tout.

M. Godet fait ressortir un autre fait. Pendant la première étape de sa liaison avec Mme de Charrière, Benjamin est amoureux de Mme Jenny Pourrat en l’honneur de laquelle il avale, devant témoins, le contenu d’une fiole de laudanum. Il raconte tout à l’auteur de Caliste. Plus tard elle est, également, mise au courant de ses amours brunswickoises qui aboutissent à un mariage, puis à un divorce. Confie-t-on ainsi à une maîtresse les infidélités qu’on lui fait ? Je passe vite sur la troisième raison de M. Godet, quoiqu’elle ait bien sa valeur. La maladie dont souffrait Benjamin dans les derniers mois de 1787 le rendait parfaitement inoffensif pour l’honneur de M. de Charrière. Je crois donc qu’il eut pour elle l’affection de l’ami pour son amie, de l’élève pour son maître. J’irai plus loin : pourquoi n’y aurait-il pas eu quelque chose de filial dans son attachement pour celle qui, seule, lui avait donné un moment la sensation de la vie de famille, la douce illusion du foyer ? « Il n’y a, écrit-il, qu’un Colombier au monde ! » et ailleurs : « Je ne parlerai plus de me tuer, mais je me réfugierai à Colombier. » N’est-ce pas le