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Pour lui le chemin de Damas ; ce fut la grande route de Genève à Lausanne, où il rejoignit, à Nyons, Mme de Staël qu’il était allé chercher à Coppet, Il la vit là pour la première fois au mois de septembre 1794 et ce fut seulement quelques semaines plus tard qu’il osa avouer, dans une lettre à Mme de Charrière, toute l’étendue de ses nouveaux sentimens. En même temps, il annonçait sa visite à Colombier. S’il avait cru mener de front l’ancienne amitié et le nouvel amour, il fut vite détrompé. Elle lui répondit : « Restez où vous êtes ! » Et elle lui donne, pour lui interdire Colombier, une raison qui sonne le plus étrangement du monde dans ce drame passionnel, dans ce duel de deux grandes âmes féminines : la difficulté de se procurer, dans le Jura, la viande de boucherie dont il a besoin pour sa santé. Il y a toutes sortes de contradictions dans les lettres qui suivent. Tantôt c’est la colère âpre, sèche, impitoyable ; c’est le cœur qui se brise. Puis, il y a des retours de douceur, de tendre tristesse. Tout est fini, mais « avec mon détachement de vous on ferait encore un des plus beaux attachemens qui se puissent voir. » N’est-ce pas bien caractéristique, bien d’elle et de son siècle, qu’elle ait exhalé son désespoir en deux petits morceaux, dignes du Mercure galant, un apologue et une épigramme. Sainte-Beuve a cité l’apologue, je citerai l’épigramme.


TOUT OU RIEN

Tout ou rien, c’est là ma devise :
Elle est hardie, on le sait bien ;
Mais quoi qu’on fasse et quoi qu’on dise,
A quelque sort qu’on me réduise,
Toujours je dirai : Tout ou rien.

Lecteur, ami, point de méprise.
C’est du cœur, comme du seul bien
Que dans ce monde encor je prise,
Qu’en mes vers ici je devise :
De ton cœur je veux Tout ou rien.


Fut-ce le dénouement ? Mon Dieu, non. La vie, parfois, monte jusqu’au tragique, mais ne sait pas s’y maintenir. L’ancienne intimité ne pouvait revivre, mais des relations se renouèrent, à propos d’un échange de valet de chambre et, surtout, à propos des ouvrages de Mme de Charrière. Elle le tourmentait comme font les provinciaux qui connaissent un Parisien influent. Elle l’accablait d’errata, le chargeait de lui trouver un