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qui a ses avenues, ses boulevards plantés d’arbres, ses esplanades, ses rues et ses ruelles, ses bâtimens anglo-indiens de toutes formes, maisons à jardins, offices du gouvernement, tribunal, anciennes casernes, sans préjudice des monumens anciens et de la pagode. Et dans cette seconde ville enclose il est encore une troisième. L’assistant collecteur frappe du heurtoir rouillé la plaque d’une vieille porte. Une figure apparaît au guichet dont le battant s’écarte. Des barres sont tirées, des serrures grincent, et nous entrons. Nous voici de plain-pied dans une grande cour carrée. Tout autour règne un cloître à arcatures de plein ceintre qui soutient l’étage. Face à la porte, un péristyle à colonnes, mandapam du type dravidien, précède un vaste corps de logis dont tous les jours sont aveuglés par des vantaux massifs ou des persiennes à lames serrées. Nous entrons à peine, et le troupeau de femmes et d’enfans, qui musait dans l’enceinte avec les vaches et les chèvres, se disperse à grands cris, objurgué, poussé, chassé par des serviteurs. Tout bondit, trotte, piaille, bêle ou mugit, s’appelle. Des marmots tout nus tombent, hurlant d’épouvante, parmi les poules, les poussins et les cabris, les chats aussi qui galopent, les chiens qui grondent et les corneilles qui croassent et s’envolent. C’est la déroute, la fuite éperdue d’un harem, dans une ville forcée. Vivement on se réfugie sous le cloître. A l’abri favorable d’un pilier on a beau voir sans être vu, on peut cracher sur la dalle en signe de scandale, et dévisager, à distance respectueuse, les méprisables intrus d’Occident, coiffés du casque blanc, et qui ne viennent que pour opprimer, vexer, inquiéter le maître du lieu, sans égard pour sa famille. Telles sont, je présume, les réflexions intimes de ces femmes de caste qui ont fait place nette.

Ces effrayées, dont la peur n’alourdit point les talons, sont, pour la plupart, nues jusqu’à la ceinture, n’ayant que le classique jupon long d’intérieur, remarquable autant par sa coupe évasée que par son large volant épanoui. Les torses de bronze clair, les chevelures de jais, l’argent ou le laiton des bijoux, les soies et les cotonnades de tons crus ont lui un instant sous les rayons du soleil qui tapent d’aplomb, puis tout a disparu, jusqu’aux vaches dont j’entends encore les sonnettes tinter.

Et j’ai eu, à ce moment, la vision de l’Inde véritable, de cette Inde qu’on ne voit pas, de cette Inde fermée à l’Européen qui, s’il en a forcé les places et soumis les nations, n’en peut que par