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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 34.djvu/868

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en est presque entièrement détachée, ne s’y rattachant souvent que par les pieds et la pointe de la tiare. Et, comme si ces sculpteurs de roche dure avaient voulu jouer avec la difficulté, pour le plaisir, des monstres tenaient entre leurs mâchoires une boule parfaitement ronde qui roulait librement sans qu’on pût la retirer de la gueule où elle se mouvait. La dernière de ces boules a été brisée assez récemment par un de ces visiteurs européens dont le soin principal est de faire œuvre individuelle dans tout endroit qu’ils honorent de leur visite. Erostrate a pris aujourd’hui des mœurs bourgeoises : « Globe Trotter, » selon l’expression usuelle, il collectionne les souvenirs de ses voyages en les détachant des monumens figurés. Qu’il s’empare de l’orteil d’un marbre antique, de la tête d’une statuette, du fleuron d’un ornement, peu lui importe, pourvu que le débris puisse se transporter et surtout se cacher aisément. Quand il sera de retour dans son « home, » le touriste offrira à l’admiration de ses amis le produit de ses voyages.

Un pareil désir ne me tient point devant ces merveilleux piliers. Mais, malgré le soleil brûlant dont les feux passent dans ce granit poli, je me laisse aller à ce plaisir sensuel qui est de caresser de la main la belle sculpture. Les petits guerriers qui soutiennent courageusement, avec leur bouclier tenu plus haut que la tête, le poids des lourds chevaux cabrés dont les oreilles rejoignent les premières volutes des entablemens, gardent, malgré l’excessif effort, une expression recueillie et de sérénité souriante. Hélas ! combien de ces piétons ont perdu qui son épée, qui un bras, qui les deux, même, quand ce ne sont pas les jambes ? Heureusement que les gros dégâts sont rares. Aux entre-deux des colonnes jumelles, triples, quadruples, quoique tirées du même bloc, il ne manque pas une maille de leur dentelle de pierre. Aux frises, aux soubassemens, on peut compter les dieux, les personnages et les bêtes par centaines. La coquetterie des artistes a été dans ce parti de ne pas répéter une seule fois le même motif de décoration, voire le même motif d’architecture. Dans cette travée où je passe, pas une colonne qui soit semblable à une autre, pas un groupe, pas une statue, pas un animal qui soit une réplique, l’out a un caractère individuel, et pourtant l’anarchique liberté du détail n’enlève rien à la grandeur, à la régularité du tout. Jamais, d’ailleurs, l’art indien n’a chéri les ordonnances symétriques. La symétrie parfaite, de