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régénération. Il faut des leaders à une démocratie, et jusqu’au jour où la démocratie irlandaise se sera fait une élite assez forte, assez indépendante et assez éclairée pour diriger à elle seule les destinées du pays, il est inévitable que le leadership social de l’Irlande reste provisoirement, qu’on le veuille ou non, aux mains du clergé, seul agent capable, seul facteur éventuel de ces mouvemens nouveaux d’où la nation espère son salut. Sans doute la mission des ministres de Dieu n’est pas de ce monde, et les apôtres ont été envoyés aux nations pour prêcher la loi divine et non le progrès humain. Mais n’y a-t-il pas en Irlande des circonstances spéciales qui, legs d’un passé de souffrances, imposent au clergé, à côté de sa mission spirituelle, après sa mission spirituelle, une mission sociale à laquelle il a le devoir de travailler dès qu’il en a le moyen ? Ce que le clergé tchèque a fait pour la Bohême, ce que le clergé flamand a fait pour la Belgique, le clergé irlandais a le moyen de le faire pour l’Irlande. D’autre part, et qu’il se le dise, tout ce qui se fera hors de lui ou malgré lui pourrait bien se faire contre lui ; l’émigration et l’anglicisation, si elles ne sont enrayées, pourraient bien réduire au pasteur son troupeau jusqu’à ne lui plus laisser un jour de fidèles à garder ! Aura-t-il maintenant la souplesse et la largeur d’esprit nécessaires pour exercer cette délicate fonction de promoteur du progrès social sans blesser la susceptibilité d’une démocratie naissante, sans alarmer les indépendances ni susciter les jalousies ? Aura-t-il l’énergie et la persévérance nécessaires pour mener à bien cette régénération d’un peuple par l’éducation de l’individu, pour vaincre « cette inertie de l’Irlande que rien, » au dire de Father Dan, « ne saurait vaincre au monde ? » Réussira-t-il enfin dans son œuvre et saura-t-il rendre à l’Irlande, après la faillite qu’y a subie le protestantisme, quelque chose de cette splendeur dont les moines des VIe et VIIe siècles avaient fait briller sa civilisation ?

C’est le secret de l’avenir. Pour le moment, il n’a pas à se dissimuler que le jour n’est peut-être plus bien lointain où, devenue majeure, la démocratie irlandaise lui demandera ses comptes. L’anticléricalisme, au sens où nous entendons ce mot en France, n’a pas de prise bien sérieuse, quant à présent, sur ce peuple d’Irlande où la foi catholique a des racines trop profondes et, si l’on peut dire, trop nationales[1]. Nous n’appellerons

  1. Il a cependant un représentant, et des plus brillans, dans un romancier d’esprit plus anglais qu’irlandais, disons même : plus français qu’anglais, M. George Moore, qui, convaincu de la décadence du catholicisme et des nations catholiques, a récemment fait application de sa thèse favorite à l’Irlande dans un charmant petit volume de nouvelles irlandaises, d’un art délicat et très habile, mais inspiré du plus pur préjugé anticlérical à la française, The Untilled Field.