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être quelque chose de plus qu’un pion sur l’échiquier des rois, et de prétendre intervenir dans ces « distributions d’hommes et de pays qui, suivant l’expression de Talleyrand, dégradaient l’humanité ? »

L’argent, l’argent tout seul, avait le droit de s’immiscer en ces affaires sans jamais risquer de paraître importun. Lorsqu’en 1802 il s’était agi de répartir les innombrables terres enlevées à l’Église d’Allemagne, la complaisance de certains diplomates s’était mise à très haut prix : dans la liquidation du butin fait sur Dieu, Mammon avait joué son rôle et dit son mot. Mammon continuait en 1814 de gouverner les diplomates, de les apaiser (placare), comme on disait alors par un amusant euphémisme. Mais le pape Pie VII était un pauvre, qui ne savait même comment subvenir à l’entretien des couvens dont il avait la charge[1] ; pauvre sans honte, il faisait dire au tsar que, faute d’argent, l’hospitalité du Vatican serait bien frugale et bien indigne[2] ; il en venait à se demander, parfois, avec quelles ressources il administrerait ses États le jour où il en serait redevenu le maître. Qu’importait aux diplomates de se ménager la gratitude d’un pareil postulant, gratitude indigente, insolvable ! Lors même que le Pape eût voulu faire marché avec eux, les moyens lui en auraient manqué.

D’aucuns peut-être, parmi les souverains d’alors, se fussent laissé gagner par l’idée d’un autre marché et n’eussent pas hésité à faire espérer au Pape certains avantages temporels, en reconnaissance des concessions d’ordre spirituel qu’il leur aurait accordées. Entre Pie VII et les souverains impatiens, surgissaient des questions ecclésiastiques passablement litigieuses ; en Autriche, celle du patriarcat de Venise ; en Russie, celle de l’évêché de Mohilew. Pourvu que la houlette du chef de l’Église universelle consentît à devenir plus discrète, le joséphisme et le tsarisme auraient volontiers pris en pitié le sceptre chancelant du souverain des États romains. Mais Pie VII n’admettait pas que les questions fussent confondues. « Sa Sainteté peut-elle assister indolente à de pareils attentats ? écrivait Pacca à Consalvi au lendemain de certaines ingérences de l’Autriche dans l’administration patriarcale de Venise. Le Pape ne se soucie pas de réacquérir son bien, il est content de perdre derechef le peu

  1. Rinieri, V, p. 498.
  2. Ibid., V, p. 69.