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un diplomate infliger une scène à Consalvi, parce que les armes spirituelles dont Sa Sainteté disposait n’avaient pas encore foudroyé Murat. Ce diplomate était un ancien évêque, il s’appelait Talleyrand. Le prêtre jureur qui avait essayé de sacrer la Révolution faisait grief au Pape de l’inertie dans laquelle restaient ses foudres.


Il me soutint, raconte Consalvi, que le Pape parce que pape, et comme défenseur, par essence, du juste, du vrai, et de la légitimité des principes, devait lever l’étendard, qu’aucune considération, aucun égard, aucun respect humain, ne devait le retenir ; qu’en levant l’étendard, le Pape rendrait un service immense à la France, et même à l’Europe entière ; que ne pas reconnaître Murat ne suffit point, parce que le Pape, en le reconnaissant, aurait commis une infamie si peu supposable, qu’il n’a eu aucun mérite à ne le reconnaître point ; que le public doit savoir quelle est l’opinion du Pape sur le compte de cet usurpateur ; que même en ne considérant que l’affaire des Marches, le Pape avait une raison pour appliquer à Murat les mesures que prend l’Église en pareil cas ; qu’on avait eu le courage d’agir ainsi avec Napoléon, et qu’on ne savait pas avoir ce courage avec Murat ; que l’inaction du Pape contre l’illégitimité de Murat faisait à la bonne cause un incalculable dommage[1].


Talleyrand parlait avec une « véhémence incroyable ; » et Français, Siciliens, un ministre russe aussi, « plus Français que les Français eux-mêmes, » opinaient comme lui. Cinq cents ans après Boniface VIII, et trois cents ans après la Réforme, l’un des maîtres du chœur de la diplomatie européenne prétendait exiger du pape Pie VII qu’il devînt, tout comme un Grégoire VII, tout comme un Innocent III, juge de la légitimité des trônes ; et si Pie VII se fût laissé faire, s’il eût, à la voix de Talleyrand, restauré l’appareil théocratique d’autrefois, cet appareil aurait servi d’instrument pour les calculs de l’Europe.

Consalvi raconte que cette interpellation le mit à la « torture ; » gardant néanmoins quelque modération, il répondit que, depuis huit mois, le Pape, s’il avait voulu reconnaître Murat, aurait pu recouvrer les Marches et même Bénévent, c’est-à-dire 800 000 sujets ; que les égards dus aux habitans du Latium ne permettaient pas de les exposer au péril qui résulterait, pour eux, d’un acte d’hostilité décisive contre le roi de Naples ; et que le reproche de n’avoir rien tenté contre l’usurpateur était singulier sur les lèvres de Talleyrand, dont certaines démarches

  1. Rinieri. V, p. 284 et suiv.