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de Paris, ou si vous ne faites dans quelque autre manière ce que vous devez faire à cet égard, vous n’aurez pas les trois Légations. » Je me faisais la plus grande violence pour ne pas répondre tout ce que comportait une sommation pareille, et je répliquai froidement : « Ce sera comme vous voudrez, vous êtes les plus forts. Je suis venu ici nu, et je m’en retournerai à Rome nu, c’est-à-dire sans les Légations. Mais je ne signerai pas ; nous ne porterons pas d’atteinte à nos principes. » — « Vous n’aurez donc pas les Légations, » répéta-t-il plusieurs fois... Et je répétai toujours très froidement : « On fera ce qu’on voudra, mais je ne signerai point... » M. de Talleyrand, quand il en eut assez, se mit tout d’un coup, avec son astuce ordinaire, à prendre la chose en plaisantant ; il dit en riant : « Lorsque le cardinal se fâche, il est encore plus aimable, » et faisant un tour de pirouette, il s’éloigna[1].


On était au sixième mois du Congrès ; et sur la question capitale dont s’occupait Consalvi, la discussion n’aboutissait qu’à une pirouette de M. de Talleyrand.


VI

« Les grandes phrases de reconstruction de l’ordre social, de régénération du système politique de l’Europe, de paix durable fondée sur une juste répartition de forces, écrivait Gentz à cette époque, se débitaient pour tranquilliser les peuples, et pour donner à cette réunion solennelle un air de dignité et de grandeur ; mais le véritable but du Congrès était le partage entre les vainqueurs des dépouilles enlevées au vaincu[2]. » Le Congrès de Vienne n’avait rien d’un tribunal international : si l’on y parlait de droit, c’était pour la façade. Le Congrès de Vienne était une Bourse, où des quittances s’échangeaient. On continuait d’y trafiquer des lots de terre, avec pompe et désinvolture, lorsqu’une subite nouvelle vint troubler le marché : l’île d’Elbe n’était qu’une geôlière infidèle, l’île d’Elbe avait trahi l’Europe. Il faut lire les rares dépêches écrites par Consalvi dans les semaines qui suivirent : on y perçoit les chuchotemens alarmés de l’Europe, on la voit tendre l’oreille vers le point du monde où elle croit saisir Napoléon. Où courait-il, sur mer ou sur terre ? On l’ignorait encore. « Savez-vous où va Napoléon ? » demandait Talleyrand à Metternich. — « Le rapport n’en dit rien, « répondait le chancelier. — « Il débarquera sur quelque côte d’Italie

  1. Rinieri, V, p. 281-282.
  2. Metternich, Mémoires, II, p. 474.