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fixé ne varietur le texte de Montaigne ; quand on aura expressément rapporté chacune de ses imitations à son modèle, et chacune de ses inspirations à sa source ; quand on aura fait, entre ses idées et celles de ses contemporains tout ce que l’on peut faire d’ingénieux rapprochemens, qu’en sera-t-il alors ? et, par aventure, lirons-nous « mieux » Montaigne, ou un « autre » Montaigne que celui de Pascal et de Malebranche, de Voltaire et de Diderot, de Villemain et de Sainte-Beuve ? C’est une question que l’on peut effectivement se poser ; et il faut avouer que ces problèmes de philologie, auxquels une nouvelle école voudrait quelquefois réduire toute la critique et l’histoire littéraire, n’ont pas toujours l’extrême importance qu’on leur attribue. Les Pensées mêmes de Pascal étaient les Pensées dans l’édition de Port-Royal, et les Sermons de Bossuet sont ses Sermons, même et déjà dans l’édition de dom Déforis. Je lis habituellement les Sermons dans l’édition de Versailles, qui reproduit le texte de dom Déforis ; et je les ai jadis admirés une fois de plus, quand l’abbé Lebarq en publiait une édition nouvelle, d’après les manuscrits de la Bibliothèque nationale, et que, de volume en volume, j’en suivais le progrès ; mais je ne les ai pas admirés davantage. C’est encore ainsi que je lis les Pensées de Pascal dans l’édition Havet, de préférence à toutes les autres, quoiqu’elle soit très éloignée d’être aujourd’hui la plus « critique, » et que d’ailleurs l’érudit et copieux commentaire en soit inspiré du plus pur esprit de secte. Mais, pour les Essais de Montaigne, le cas est un peu différent ; j’estime que nous n’y saurions regarder de trop près, et je précise, en terminant, les raisons qu’il y a de penser ainsi.

La première, nous l’avons déjà dite, c’est que les Essais ne sont pas un livre ordinaire, conçu d’un seul jet, exécuté d’une même teneur, et « réalisé, » pour ainsi parler, dans une édition dernière et définitive, par son auteur lui-même, un livre comme l’Histoire des Variations, par exemple, ou même comme l’Esprit des Lois. L’Esprit des Lois est un grand livre, incohérent et décousu, comme les Essais, mais décousu d’une autre manière, et incohérent pour d’autres motifs. Les Essais, — et l’histoire de notre littérature n’en offre pas un autre exemple — sont un livre « successif, » remanié, « ruminé, » retouché, pendant vingt ans, par l’auteur le plus mobile et le plus « ondoyant » qui fut jamais ; le plus habile à se dérober tout en ayant l’air de se livrer jusqu’à l’abandon ; le moins soucieux de défendre son unité per-