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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 35.djvu/304

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pour elle un parfait allié, mais il ne lui sacrifiera pas les intérêts allemands ; d’ailleurs il n’a pardonné à Gortchakof ni son intervention en 1875, dans les incidens franco-allemands, ni la signature, avec Andrassy, sans le consentement et à l’insu de Berlin, de la convention de Reichstadt ; si maître de ses nerfs qu’il soit, Bismarck a la rancune tenace et résiste difficilement, quand il croit pouvoir le faire sans péril, au plaisir d’une vengeance. La force des choses, d’ailleurs, aurait eu raison même des plus habiles précautions du chancelier. Le prestige de la puissance et de la victoire, l’ascendant du génie donnaient, au Congrès de Berlin, une telle prééminence au prince de Bismarck que, si résolu qu’il soit à ne remplir que « l’office d’un honnête courtier, » il devient l’arbitre de toutes les difficultés. Beaconsfield, qui a invoqué son arbitrage, recourt souvent à son autorité, provoque ses interventions, lui laisse le premier rôle. Les États secondaires de la péninsule se tournent vers lui : la Roumanie, traitée sans ménagemens par les Russes, contrainte à leur céder la Bessarabie en échange de la Dobroudja, menacée même par eux si elle ne consent pas à garantir aux troupes russes qui occupent la Bulgarie le passage à travers son territoire, mécontente d’ailleurs de l’Angleterre, qui voudrait l’obliger à continuer à payer aux Turcs le tribut de vassalité, se tourne vers l’Allemagne. Entrée en campagne alliée de la Russie, la Roumanie sort du Congrès amie de l’Allemagne ; or, par sa position, elle ferme aux Russes le chemin de Constantinople : qu’elle sorte de l’orbite de Pétersbourg pour entrer dans celle de Berlin, c’est, pour la Russie, un coup sensible. Il était naturel que le gouvernement russe rendît responsable de tous ses déboires l’homme et la puissance qui, au Congrès, avaient exercé une influence prépondérante : même les conséquences de ses propres fautes, c’est à l’Allemagne et à son chancelier qu’elle en fit porter la responsabilité : les Russes, frustrés des fruits de leur victoire, plus éloignés, après le Congrès, de réaliser leurs vues dans les Balkans qu’ils ne l’étaient avant la guerre, s’en prirent moins à leurs rivaux séculaires qu’à leurs amis traditionnels : le ressentiment fut si vif que non seulement la presse eut toute liberté d’exciter l’opinion contre l’Allemagne, mais que l’empereur Alexandre lui-même écrivit à son oncle l’empereur Guillaume une lettre autographe « qui contenait en deux endroits des menaces de guerre formulées avec précision et selon les formes usitées dans