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la deuxième exécution intégrale donnée par M. Colonne du Roméo et Juliette, de Berlioz (avec Mlle Vergin, MM. Fürst et Bouhy comme solistes), il avait composé sa grande lithographie de l’Anniversaire, en écrivant dans la marge : Souvenir du 5 décembre 1875, et cette admirable composition, d’où est sorti le tableau magistral appartenant aujourd’hui au musée de Grenoble, était la première qui témoignât de son culte pour Berlioz. De même, à peine revenu de Bayreuth, il prenait son crayon et traçait sur la pierre cette délicieuse scène initiale de l’Or du Rhin, qui devint par la suite un pastel, puis une huile, en inscrivant au bas cette dédicace reconnaissante : A monsieur A. Lascoux, souvenir de Bayreuth. C’est ainsi qu’à peu de mois d’intervalle, il se sentit dominé, conquis, emporté par ces maîtres, et que les délicieuses émotions qu’il avait éprouvées en écoutant leurs chefs-d’œuvre agirent fortement sur son imagination créatrice et le poussèrent dans une voie où il ne pensait guère à s’engager, quoiqu’il y dût marcher leur égal.

Il faut se rappeler, en effet, qu’avant ces grandes compositions lithographiques de l’Anniversaire et du Rheingold, Fantin n’en avait encore dessiné que six, entre lesquelles trois seulement avaient trait à la musique : d’abord la première de toutes, le Venusberg, de Tannhäuser, composé en 1862 sous le coup de l’indignation que l’échec de cet opéra à Paris lui avait causée et de la joie qu’il avait ressentie en entendant jouer la célèbre marche du concours aux Concerts populaires ; ensuite celles : A la mémoire de Robert Schumann et la Fée des Alpes, qui jaillirent de son cerveau, où elles couvaient depuis longtemps peut-être, à l’occasion des fêtes organisées à Bonn en l’honneur de Schumann, durant le mois d’août 1873. Est-ce à dire pour cela que, sans la vive émotion que lui causèrent l’audition de Roméo et Juliette et la représentation de l’Anneau du Niebelung, Fantin ne se serait pas senti entraîné quelque jour, comme il l’avait été déjà en deux circonstances, vers les figures musicales qu’avaient évoquées les maîtres chers à son cœur ? Non certes, et ce serait exagérer que d’aller jusque-là ; mais n’y ayant pas été poussé par une force irrésistible, il aurait mis sans doute, dans une tâche poursuivie à bâtons rompus, moins d’élan, moins de fièvre et n’aurait peut-être pas produit une suite aussi nombreuse, aussi riche de ces. lumineuses transpositions de la poésie et des sons en dessins, en couleurs.