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Il ne m’appartient ni de les dénombrer ni de les juger, — car je ne fais office ici ni de catalogueur ni de critique, — mais il me sera bien permis de dire, l’ayant vu mieux que personne, combien Fantin se laissait facilement entraîner à une besogne qui le charmait et comment, un auteur de ses amis lui ayant demandé certain jour de vouloir bien dessiner un simple frontispice pour un ouvrage en préparation sur Richard Wagner, le peintre, de fil en aiguille, ne composa pas moins de quatorze lithographies, jugeant plus naturel de glorifier ainsi chacune des grandes œuvres du maître, de telle façon qu’un peu plus tard, il se vit comme obligé d’en faire autant pour Berlioz, et qu’il le fit, du reste, avec autant de joie et d’aussi bon cœur. Nul doute, assurément, que si le même ami l’avait prié de se remettre à la besogne afin d’honorer par leurs communs efforts et chacun dans la mesure de leurs forces le génie de Robert Schumann, il ne s’y fût prêté avec un empressement tout pareil.

Car Schumann, Berlioz, Wagner étaient les maîtres vers lesquels son crayon se tournait de préférence, et ce sont apparemment ceux dont les inspirations et les créations parlaient le plus à son esprit, à son cœur ; mais Brahms aussi, qu’il aimait et défendait d’autant plus qu’il le sentait plus injustement combattu chez nous, excita plus d’une fois son imagination ; Rossini ne fut pas sans lui inspirer une ou deux compositions ; Weber en fit éclore au moins une, et s’il ne s’est jamais mesuré avec Beethoven, ce ne fut pas faute de l’admirer, croyez-le bien ; c’est plutôt parce qu’il l’admirait trop... Et puis, quel besoin Beethoven, acclamé par tout le monde musical, avait-il de son aide ? En quoi le peintre, qui, dans le fond, il faut bien le dire, faisait œuvre de propagande et se tournait d’instinct vers les génies que la foule ignorait ou combattait encore, aurait-il pu être du moindre secours à l’auteur de Fidelio et de la Symphonie avec chœur, et ne valait-il pas mieux qu’il employât tous ses efforts, qu’il rassemblât toutes ses forces pour faire triompher dans la musique, ainsi qu’il l’a toujours fait dans la peinture, les génies souverains à qui les ignorans, les envieux et les beaux esprits ont si longtemps barré la route en France ?


ADOLPHE JULLIEN