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de leur excursion, s’enhardissent à déplorer, — et d’ailleurs le plus justement du monde, — que la « modernité » ait cru devoir « nettoyer et repolir, » troubler dans son sommeil de mort l’ombre de Torcello,


A l’endroit de la place du Dôme où siégeait jadis le Conseil de Torcello, on a institué un Musée Municipal qu’est venu compléter, plus récemment, un Musée de l’Estuaire Vénitien. Là se trouvent recueillis et classés avec grand soin divers objets antiques déterrés dans l’île, ou péchés dans la Lagune, des morceaux de sculpture romains et byzantins, des vestiges de l’ancien Torcello, des sceaux et emblèmes de sa Commune ; surtout l’on y admire quelques mosaïques du XIe siècle, la bannière de sainte Fosca, en fils d’argent et de soie, enfin les restes précieux de la pala d’argent doré qui était, autrefois, dans l’église Notre-Dame.

Mais celui qui a vu Torcello il y a bien des années, avant que l’impitoyable curiosité historique soit venue fonder ces établissemens, celui-là se rappelle combien de particularités pittoresques y séduisaient les yeux, de toutes parts, lorsque les ruines étaient encore admises à nous garder, directement, le souvenir du passé. La place, jadis brûlante de vie, n’était toute que solitude et que sauvagerie ; le fabuleux trône de pierre que l’on appelait le trône d’Attila se dressait au milieu de décombres et de gravats épars, comme une image de l’œuvre accomplie par le Fléau de Dieu dans les cités vénitiennes ; et, alentour, c’étaient la Logette, le Palais Communal, et l’admirable Dôme, et la petite église de Sainte-Fosca : tout cela ne formant qu’une seule merveille, un fragment authentique du moyen âge, avec sa grandeur et sa barbarie. Aujourd’hui, tout a été rangé, retouché, restauré ; rien ne reste plus de cette scène d’abandon solennel qui, hier encore, avait un attrait irrésistible pour toute âme plus éprise de la poésie du passé que de cette manie égalisatrice de la modernité. Mais il faut, décidément, nous résigner à ce que celle-ci soumette jusqu’aux reliques des siècles défunts à ses règles uniformes, à cet ordre officiel, à ce régime de « caserne philosophique » où voici déjà que nous vivons, tous, soigneusement alignés et numérotés !


Telle qu’elle est, cependant, et malgré ce nouvel assaut de la « modernité, » Torcello est aujourd’hui la plus attirante des îles vénitiennes. Le spectacle de la mort y est d’une beauté si profonde et si forte que, jusqu’ici, elle a résisté à tous les travaux des « restaurateurs ; » et nulle autre part, peut-être, la plainte du passé ne nous parle au cœur plus éloquemment. Sur cette place déserte où, à l’ombre de l’énorme clocher muet de la cathédrale, repose l’étrange et léger fantôme de Sainte-Fosca, ne semble-t-il pas qu’un gémissement s’élève du sol, la voix désolée de l’ancien Torcello ? C’était autrefois une des plus riches et puissantes cités de la confédération vénitienne. Elle avait un grand canal, de larges ponts de pierre, des palais plus vastes et ornés que ceux de Murano ; elle avait une