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magistrature communale, une noblesse, dont chaque membre était admis aux droits des citoyens de Venise. Elle avait même fini par trafiquer de ses titres de noblesse ; et Goldoni nous fait voir un personnage qui était devenu gentilhomme de Torcello pour dix ducats, « moins que le prix d’un âne. » Désormais, tout cela est mort : aucune trace ne subsiste plus de la vie de l’île. Mais, au moins, son art lui a survécu, qui l’empêche de sombrer dans l’oubli comme toutes ses sœurs. L’abside byzantine de Sainte-Fosca, l’intérieur de la cathédrale avec ses mosaïques, sa chaire, et les chapiteaux fleuris de ses colonnes, ces choses admirables ont beau avoir été remises à neuf, depuis quelques années : dans le silence et la désolation qui les environnent, leur charme pieux nous pénètre merveilleusement ; et il y a peu d’endroits, à Venise même, où se révèle mieux à nous ce mélange de fantaisie et de dévotion qui, pendant les siècles, va devenir la marque distinctive de l’art vénitien.

L’illustre voisine de Torcello, Murano, a eu la bonne fortune de conserver, elle aussi, quelques-unes de ses œuvres d’art. Gâtée par le « zèle sans pitié » des restaurateurs, l’abside de sa cathédrale n’en continue pas moins à nous offrir un ensemble de lignes d’une ampleur magnifique ; et l’intérieur de cette cathédrale, pour être d’un style plus pauvre que celui de l’incomparable Notre-Dame de Torcello, a pourtant le même caractère de simple et élégante piété. Une autre église, Saint-Pierre Martyr, possède une dizaine de tableaux, dont l’un, une Vierge planant au-dessus de Saints, est un des plus beaux poèmes de couleur et de lumière que nous ait laissés la peinture de Venise ; sans que nous puissions d’ailleurs jamais savoir au juste, probablement, le nom du poète à qui nous le devons : car son ancienne attribution à Basaiti est inadmissible, et il me paraît bien difficile d’admettre, en échange, l’attribution à Jean Bellin que nous proposent à présent MM. Molmenti et Mantovani. Sainte-Marie des Anges a un plafond de Pennacchi, un tombeau mémorable, un Miracle de Saint-Marc de l’école de Tintoret. Ainsi les œuvres curieuses ne manquent pas, à Murano ; et il n’y manque pas non plus de vieux palais, ni de ponts pittoresques : et cependant ni le désert des ruines de Torcello, ni le spectre lamentable de l’île de Sainte-Hélène, ne nous donnent à un tel degré l’impression de la mort. « Le souffle du temps, pareil à celui de la mort, a passé sur l’île, » écrivent les deux auteurs italiens : mais non. l’on ne peut pas même dire que ce soit « le souffle du temps » qui ait tué Murano. L’île, qui aujourd’hui a quatre mille habitans, en avait, encore, plus de trente mille au XVIIIe siècle. Jusque sous la