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domination française, il y a cent ans, les voyageurs nous ont vanté la richesse de ses maisons, le charme de ses jardins, la fête perpétuelle qu’y était la vie. Aujourd’hui, les maisons les plus somptueuses, ont été « profanées, mutilées, abattues, dans une véritable orgie de destruction ; » les jardins des Bembo et des Navagero, de Tryphon Gabriello et de la reine de Chypre, sont devenus des places inutiles ou des terrains vagues ; et à la fête séculaire des rues et des canaux a succédé une désolation que personne qui l’a vue ne saurait oublier. Ici comme dans tout le reste de l’archipel vénitien, la catastrophe s’est produite brusquement : peu d’années ont suffi pour flétrir et dégrader la fleur de la Lagune, le « délectable Muran, » le plus exquis lieu de plaisir de la chrétienté.


La prospérité de Murano a commencé de très bonne heure, dans l’histoire. L’île a servi d’abord de refuge aux habitans d’AItina, chassés par les Huns, puis à ceux d’Opiterge, fuyant les Lombards. Dès l’an mille, elle comptait parmi les parties les plus florissantes de la république nouvelle. Gouvernée, à l’origine, par les tribuns de la République, elle eut, au Xe siècle, ses juges particuliers ; et, en 1275, un patricien de Venise y vint résider, avec le titre de podestat. Ses communes, du reste, se sont toujours régies par des lois propres et des statuts très anciens, avec un grand et un petit conseils. Elle jouissait de toute sorte de franchises et de privilèges, dont le plus curieux était la défense faite au bargello et aux sbires vénitiens ! d’approcher de l’île. Lorsqu’un délit était commis, les magistrats de l’île avaient, seuls, le droit d’arrêter le coupable ; et toujours ils l’enfermaient dans leurs prisons, avant de l’envoyer à Venise pour y être jugé ; privilège bien étonnant, quand on se rappelle combien le gouvernement vénitien était jaloux, en général, de ses prérogatives judiciaires. Pouvoir était aussi, concédé à la commune de Murano de frapper des monnaies d’or et d’argent dites oselle (oiselets), et d’en faire don au podestat ou à d’autres fonctionnaires. Et dès le temps du doge Grimani, dans la première moitié du XVIe siècle, Murano était déjà toute remplie de superbes palais, où les nobles de Venise venaient s’amuser, les savans se livrer à un heureux repos, les dames s’entretenir avec d’illustres galans...


De toutes les îles de la Lagune de Venise, deux seulement, parmi la mort de leurs sœurs, sont restées vivantes : Saint-Lazare, au sud de Sainte-Hélène, et, au nord-est, par delà Torcello, Saint-François du-Désert. Toutes deux sont des couvens ; et MM. Molmenti et Mantovani ont négligé de nous apprendre comment l’un de ces couvens celui de Saint-François, avait pu échapper au décret de 1806 : à moins que, n’y ayant pas plus échappé que les moines de Sainte-Hélène, de Saint-André, et des autres couvens, les moines franciscains soient revenus, ensuite, reprendre possession de leur île, avant qu’on se fût